mardi 26 mars 2013

l'hégémonie légitime

Antonio GRAMSCI, de sa propre pensée, comme de sa résonance avec celle de Lénine, est toujours susceptible d'éclairer celle des révolutionnaires d'aujourd'hui. Et ce n'est pas dans les brumes de consensus opportunistes  ni dans l'allégeance aux gestionnaires occasionnels du pouvoir qu'on y fait sens.
Deux grandes notions méritent d'être revisitées, "hégémonie" et "subalternes".
De la première il ressort la nécessité de la construction idéologique partagée dans ses dimensions culturelle, intellectuelle, formative et communicante. Le premier outil, tant en laboratoire de la pensée qu'en moyen du prosélytisme en est naturellement le parti révolutionnaire. Il n'est pas de pensée "hors-sol", elle s'inscrit dans une culture dont elle enrichit le terreau en s'y développant. La force de l'idée est plus surement dans sa construction commune et le partage que dans l'adoration béate du dogme ou de ses thuriféraires. Quant aux "subalternes", leur émancipation fait parfois écho à la "dictature du prolétariat". Il enrichit cependant considérablement le concept hérité de Babeuf, Blanqui et Marx en introduisant l'éthique en politique. C'est par cette petite porte qu'il faut peut-être envisager de reconstruire la perspective révolutionnaire d'aujourd'hui, loin, très loin des petits arrangements politiciens et des constructions improbables dans lesquelles la culture de la différence éloigne sans cesse de la pensée commune.
Il va bien falloir questionner l’affadissement idéologique des communistes depuis quelques décennies tout comme la remise en cause insidieuse de la notion de Parti supplanté aujourd'hui au prétexte de la "modernité" des fondations, laboratoires d'idées et autres associations afinitaires qui ne conservent du parti que sa fonction trésorière.
Revisiter Gramsci est aujourd'hui du plus grand intérêt... à moins que ne surgissent des tarots électoraux du "front de gauche" des concepts aussi opératoires que la "dictature du prolétariat" ou le "centralisme démocratique" mis à la brocante des idées depuis belle lurette.
La Révolution n'a pas de recette, mais elle se cuisine plus surement aux fourneaux  qu'au comptoir de Mac-Do.

Quelques échantillons d'articles qui en causent...

Gramsci : le concept d’hégémonie

L’hégémonie est la clé de la théorie du pouvoir de Gramsci. De même que Machiavel expliquait que le prince gouverne par la force, la ruse et le consentement (des dominés), Gramsci considère que l’État est la combinaison de la coercition et de « l’hégémonie ». Ce concept définit la direction politique et intellectuelle de la société. L’hégémonie est la condition de toute domination. Pour dominer, la classe au pouvoir doit diriger la « société civile », par ses idées. La force ne suffit pas à une classe et à ses alliés pour exercer le pouvoir. Il faut construire et conquérir l’hégémonie, d’où l’importance de la culture, de l’éducation, des médias et des intellectuels (entendus de façon large) et du « prince moderne » qu’est le parti révolutionnaire.
Jean-Marc Piotte, auteur de la Pensée politique de Gramsci, Lux Éditeur. . « Le parti, chez Gramsci comme chez Lénine, est le représentant d’une classe et fonctionne selon les règles du centralisme démocratique ; il est donc fortement centralisé et très homogène idéologiquement. Mais il est aussi, chez Gramsci, l’intellectuel collectif. »
Razmig Keucheyan, maître de conférences en sociologie «Rédigée quelques années après le reflux de ce processus, cette œuvre politique majeure du XXe siècle (Cahiers de prison, d’Antonio Gramsci) livre une profonde méditation sur l’échec des révolutions en Europe, et sur la façon de surmonter la défaite du mouvement ouvrier des années 1920 et1930. Trois quarts de siècle après la mort de Gramsci, elle continue de parler à tous ceux qui n’ont pas renoncé à trouver les voies d’un autre monde possible. »

Par rapport à la crise, les idées gramsciennes 
se révèlent d’une surprenante actualité
Par Francesca Izzo, professeure de philosophie à l’université l’orientale de naples, italie.
Il y a plusieurs raisons pour soutenir que la pensée de Gramsci est plus que jamais vivante. Je voudrais en indiquer quelques-unes qui peuvent nous orienter dans un monde toujours plus 
interdépendant, parcouru de conflits et de guerres, mais où des millions sinon des milliards d’hommes et de femmes se sont soulevés et exigent d’être écoutés et de décider de leur vie. Dans ce cadre dessiné par des masses immenses entrées sur la scène politique, l’idée de la démocratie moderne élaborée par Gramsci est éclairante. Dans les Cahiers de prison on trouve une théorie, très riche et articulée, de ce qui est spécifique de l’époque moderne et aussi de la crise qui la ronge. Selon Gramsci, la modernité n’est pas fondée sur la scission, mais bien au contraire sur la connexion (certainement contradictoire) d’éléments retenus depuis toujours inconciliables : la nécessité économique et la liberté politique, oikos e polis, ville et campagne, intellectuels et peuple, l’économique passionnel et le rationnel. C’est justement là que le principe démocratique trouve sa racine, une racine presque impossible à arracher, comme l’histoire du siècle passé le montre et dont le déclin de l’État- nation ne met même pas en question. Et c’est à partir de cette connexion, qui marque tout entière une époque historique, que Gramsci élabore sa théorie de l’hégémonie. Aujourd’hui, on parle beaucoup d’hégémonie comme d’un concept qui touche seulement la dimension culturelle, on dirait : superstructurelle (quelqu’un a même parlé d’une sorte de software) ; ce qui exclut par là même chaque référence aux rapports économiques ou aux rapports de force politiques. Au contraire, pour Gramsci, il s’agit d’une conception générale du pouvoir et de la politique, qui saisit l’ensemble de la société et qui est fondée non plus sur la scission, la guerre et la domination mais sur le rapport démocratique, c’est-à-dire expansible et non resserré sur « l’économico-corporative », entre dirigeants et groupes dirigés : « la relation hégémonique ».

Par rapport à la crise, les idées gramsciennes se révèlent d’une surprenante actualité. Selon lui, la crise du monde, sorti de la Première Guerre mondiale, est due à la contradiction toujours plus accentuée entre l’internationalisme ou mieux, comme il dit, le cosmopolitisme de la vie économique et la dimension nationale de la politique. Face à la tendance de l’époque à l’unification du genre humain, bien qu’il s’agisse d’un processus très complexe et contradictoire, il dessine la perspective d’une démocratie cosmopolitique. Par rapport au cosmopolitisme médiéval ou illuministe, la vision de Gramsci se distingue par son caractère fortement démocratique, lié d’une part à l’entrée du travail dans le circuit mondial et de l’autre au maintien d’un lien solide entre intellectuels et peuple, grâce au développement à l’échelle supranationale du parti politique.

La conception du parti politique, c’est donc l’autre raison, à mon avis, qui est à la base de l’intérêt pour les notes gramsciennes.

Comme le Prince, de Machiavel, annonçait la formation du sujet de la politique moderne, l’État, ainsi, le « moderno principe » annonce une forme de subjectivité politique qui se développe sur un terrain qui n’est plus seulement une démocratie à base territoriale.

Si on la regarde dans une perspective post-étatique, la théorisation de la fonction souveraine du parti politique, opérée par Gramsci, montre toute sa valeur heuristique. Le parti, comme il est décrit dans les Cahiers de prison, apparaît la forme la plus adéquate à gouverner l’élargissement supranational de la démocratie. Évidemment il s’agit de suggestions, mais elles constituent un compas de route pour s’orienter, pour ne pas confondre le passé avec le futur, ce qui est mort avec ce qui doit encore naître.

Gramsci considère que la lutte pour l’hégémonie va se dérouler autour des modes de l’unification du monde : ou elle est laissée à la spontanéité antagoniste et tendanciellement destructrice des forces du marché, ou bien elle est guidée par la politique.

Une alternative qui nous touche de près.


Un laboratoire inépuisable en temps de détresse

Par André Tosel, philosophe, Professeur émérite à l’université de Nice Sophia-Antipolis.
a pensée de Gramsci conserve une actualité considérable parce qu’elle est un laboratoire, qui n’est pas fermé. Elle est un potentiel dont il faut extraire de manière critique les trésors, sans en attendre le prêt-à-penser qui permettait de résoudre les problèmes de notre époque, ce temps de détresse pour les «subalternes» du monde.

Gramsci a consacré sa vie à définir les conditions et les perspectives d’une hégémonie des masses subalternes des cités et des campagnes des nations de l’Europe orientale et occidentale, dans une période marquée par le reflux révolutionnaire et la victoire des fascismes en Europe, mais aussi par une incertitude et un scepticisme relatifs à l’entreprise révolutionnaire dans l’URSS stalinienne. Une seule question le préoccupe, celle de la sortie des masses de la subalternité économique, sociale, politique, culturelle. La compréhension de la subalternité permet de préciser les conditions requises pour libérer la capacité de subalternes à être créateurs de civilisation. Des questions lourdes surgissent et sont encore les nôtres. Les multitudes actuelles divisées, fragmentées, humiliées seront-elles capables de faire la preuve de leur capacité à inventer une économie centrée sur la satisfaction des besoins et délivrée de la valorisation capitaliste ? Réussiront-elles à créer une politique permettant de traduire la spontanéité populaire et où la centralisation du pouvoir dans l’État et les partis dirigeants soit orientée sur la réduction de l’écart entre dirigeants et dirigés ? Parviendront-elles à une culture fondée sur une conception du monde traduisant en son langage les avancées de la pensée, et produisant une rectification critique du sens commun des masses subalternes ? Ne plus poser ces questions qui sont celles de l’hégémonie revient à avaliser la victoire actuelle du capitalisme néolibéral. Dans les pays capitalistes les plus développés, la défaite actuelle semble renvoyer l’hégémonie des subalternes à une utopie inconstructible, mais dans des pays émergents, notamment en Amérique du Sud, l’esquisse d’un procès de réalisation contraire se profile et Gramsci a été et demeure une référence.

Gramsci a su poser ces questions en sortant d’une perspective stratégique dominée par la logique binaire de la confrontation « pure » du travail et du capital. D’une part, il comprend que l’hégémonie capitaliste dans le cadre national-populaire repose sur la production d’un bloc historique intégrant une pluralité de classes sociales, politiques, culturelles auxquelles il faut réserver une place et dont il faut obtenir le consensus permanent à partir de la reproduction du mécanisme d’accumulation économique – l’hégémonie naît de l’entreprise. D’autre part, les luttes nationales-populaires doivent être nécessairement articulées dans un cadre international.

Gramsci donne une leçon de méthode majeure. Il montre qu’à chaque niveau spécifique se pose la question de la traductibilité des luttes économiques limitées en luttes politiques et idéologiques, et celle de la catharsis, de la purification et transmutation de l’élément économico-corporatif en élément éthico-politique. Le moyen de ces opérations est constitué par la production d’une « réforme intellectuelle et morale » qui transforme le sens commun des subalternes pour en faire des acteurs et qui sert de base à des institutions de liberté en ancrant l’État et la politique dans la vie de la société civile. Gramsci a su inclure dans cette réforme la question des intellectuels. Il a compris la division entre intellectuels de la classe dominante, fonctionnaires de ses activités spécifiques (économie, politique, droit), et ceux de la classe dominée candidate à l’hégémonie. Gramsci a su ainsi imiter et corriger l’utopie issue de Marx et reprise par le bolchevisme, celle de la thématique de la fin de l’État, des classes, de la religion, du marché en général, du droit.

Ce réalisme politique libérateur est aujourd’hui limité sous trois points de vue : tout d’abord fait problème la conception du parti un et englobant, « le prince moderne », supposé représenter et orienter les transformations de la société en sa totalité. Ensuite la thèse féconde selon laquelle l’hégémonie naît de l’usine est certes liée à la reconnaissance des transformations du travail mais elle défend un industrialisme fordiste disciplinaire remplacé par les contraintes subtiles du management qui capture les demandes d’autonomie individuelle et de subjectivation. Enfin, cet industrialisme n’est pas en mesure de faire face à la question écologique majeure. Il nous appartient de travailler à une théorie critique spécifique des formes, des modes de subjectivité sociale et des contradictions du capitalisme de l’époque de la mondialisation.

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