mercredi 10 novembre 2021

Incertitudes

 

« Nous resterons dans l'incertitude de l'aventure humaine. »

Edgar Morin

Le philosophe était dans la force de l’âge quand nous philosophions avec Anne Marie et Francis Imbert à l’Ecole Normale de Moulins en 68… Le terrain fertile de nos utopies.

D’aujourd’hui sa pensée centenaire est bien vivante, aussi jeune qu’optimiste, m’avait interpelé en songeant à tant années d’observation et d’expériences qui semblaient m’avoir forgé dans quelques certitudes… Et pourtant je sens confusément qu’il a raison.

Ce que je comprends du monde et de ses évolutions et qui me convainc de la nécessité d’explorer des voies nouvelles ne serait qu’utopie, toujours en but à la crainte ou à la faiblesse du plus grand nombre… pour renoncer toujours. Bien triste perspective !

Ce que j’en pense est sans importance, si ça ne doit pas prendre corps un jour… mais si je n’y pense pas il devient à peu près certain que je ne participerai pas à la réalisation !

Du coup je dis ce que j’en pense ; l’expression de quelques élucubrations oblige au moins l’esprit à quelque gymnastique !

Un monde en crise au carrefour des modèles de sociétés

Être ou avoir ? That is the question.

La Révolution française avait bousculé une société d’ordres. Cette dernière était mâtinée de l’esprit des castes avec l’emprise religieuse dont elle exploitait la capacité coercitive sur les basses couches de la société d’un peuple confiné au service de deux ordres privilégiés.

D’un côté les hommes avaient un nom et une identité renforcée par la particule de la noblesse ou le titre de la hiérarchie religieuse, et contenait en germe la société capitaliste sitôt dans les mains de la bourgeoisie parachevant sa mainmise sur la Révolution en 1793 (Il faudra attendre 190 ans pour voir Mitterrand prendre son virage de 1983) ...

De l’autre était le « Tiers Etat », les « pauv’cons » ou les « sans-dents » de l’époque.

La société capitaliste dont l’évolution a été jalonnée de multiples crises de croissance est désormais aux prises avec celles qui marquent ses tentatives de l’impossible dépassement de l’asymptote qu’elle atteint à force d’épuiser la planète et ses peuples.

Cette société de classes bien théorisée par Marx un siècle et demi passé, n’a jamais eu d’autre préoccupation que de repousser les limites de sa boulimie monopolistique de l’AVOIR qu’elle conjugue au POUVOIR.

Pour ce qui concerne la France, le siècle des Lumières et les grands courants humanistes qui suivront conjugueront plus volontiers l’ETRE et le SAVOIR. C’est cet héritage que le mouvement ouvrier portait jusqu’à s’en essouffler dans le militantisme syndical et politique du XXème siècle.

Impérialisme, tare congénitale du capitalisme… et contagieuse !

Les ambitions territoriales des puissances du XVIIIème ou du XIXème siècle, héritées des impérialismes antiques vont se décliner à l’envie jusqu’au paroxysme de la colonisation au XXème siècle. La puissance se mesure à l’étendue des conquêtes et à l’ampleur des peuples soumis.

Avec la Révolution Industrielle la société de classes durcit son concept et la maîtrise de l’espace par le politique est désormais en concurrence (et de connivences) avec la maîtrise des biens par le pouvoir économique. Le « tiers-Etat » fournit toujours la chair à canons, qu’elle les fabrique ou qu’elle en crève à l’usage. La première guerre mondiale est alors le modèle emblématique de la collusion des deux pouvoirs, politique et économique. Elle ruine un modèle ancestral d’agriculture vivrière en massacrant le peuple des paysans pour livrer ceux qui restent à la nécessité de la mécanisation venue d’Amérique et d’Outre-Manche. Et elle confirme l’assujettissement du politique aux impératifs expansionnistes des puissances économiques qui vont dicter leurs volontés jusque dans la deuxième moitié du XXème siècle dans de multiples aventures coloniales. Ces dernières ne sont d’ailleurs pas éteintes après que la seconde guerre mondiale a eu livré le monde à un nouvel impérialisme, d’abord confiné dans l’opposition de deux blocs et désormais chahuté dans le plus grand désordre planétaire.

De l’homogénéité de la classe à la pureté de la race.

L’identité, loin de valoriser l’individu dans son groupe social est d’abord le levier d’une différenciation qui en exclut l’autre. Exclusion, stigmatisation,

Aux prises avec ses crises de croissance généralement réglées au travers de conflits dont il est de plus en plus difficile de déterminer qui sort ou vainqueur ou vaincu, la société capitaliste a restauré à son avantage quelques oripeaux d’une société d’ordres en rétablissant de l’étanchéité entre les uns et les autres. Les uns, mince couche des privilégiés servis par la couche d’obligés qu’ils ont constituée comme jadis les grands nobles établissaient quelques marquisats aux marges de leur territoire, continuent d’accaparer du bien commun pour en faire leur propre fortune. Les premiers de cordée, sans corde, restent premiers à se servir plus qu’ils ne servent. La crème des pouvoirs, -économique et politique confondus- fut-elle rancie, est bien sur le dessus du pot…

Privatisation : pour se mettre à l’abri des autres

Depuis plusieurs décennies l’accélération exponentielle de tous les processus de privatisations en est un signe tangible. Depuis que les « Gardiens de la Paix » sont devenues des « forces de l’ordre » le glissement sémantique conduit à la privatisation du maintien de la tranquillité publique des sociétés de gardiennage… Les citoyens d’aujourd’hui ne trouvent-ils pas normal que des milices privées assurent le gardiennage des grands magasins, que des jeunes élèves passent sous des portiques de sécurité et par les mêmes tourniquets qui filtrent l’entrée des entreprises dans des établissements scolaires fermés à la cité qui les entoure. Chacun consent désormais à sourire aux caméras qui fleurissent aux mâts des trottoirs des villes ou au plafond des lieux publics. Les pouvoirs des petits potentats locaux aux maîtres du pays soufflent aux peuples une soi-disant préoccupation sécuritaire pour mieux généraliser leur surveillance rapprochée. Les mêmes se préoccupent-il de la sécurité des citoyens en matière de travail, de santé, d’éducation, de culture ?

Le monde de la banque, outil de la financiarisation de l’économie a échappé depuis longtemps à la puissance publique, ne serait-ce que pour son contrôle…

Le monde de l’énergie, un bien aussi vital pour l’activité économique que pour la vie des populations est aujourd’hui aux mains du « marché ».

Récemment une filiale d’ENGIE (troisième groupe mondial de l’énergie hors pétrole) a vendu sa filiale EQUANS (services techniques dans l’énergie) à Bouygues. La filiale d’ENGIE (dont l’Etat est actionnaire à 25%) compte 74000 employés dans le monde (dont 27000 en France) pour un chiffre d’affaires de 12 milliards d’euros. Le pôle Energies et Services de Bouygues qui l’absorbe compte environ 22000 salariés pour 4 milliards de chiffre d’affaires. La société privée qui absorbe une entité trois fois plus grosse qu’elle peut espérer une embellie de ses profits avec un ratio chiffre d’affaires/emplois plus de 10% supérieur…

Gaz de France était né de la nationalisation du secteur de l’énergie en avril 1946, après sa transformation en EPICC sous la pression des dérèglementations européennes la triplette Chirac-Raffarin-Sarkozy en 2004 en avait achevé la transformation en société anonyme avant que la fusion avec Suez en 2008 pousse plus loin l’emprise du privé sur le bien public.

Ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres qui, au prétexte de la dérèglementation imposée par l’Europe, pousse les feux du démantèlement des services publics en France, Poste et Télécom, Trésor, transport ferroviaire...

Désormais santé, famille, retraite, droit, logement, impôt, recherche d’emploi, accompagnement au numérique, sont autant de problèmes que le citoyen devrait pouvoir résoudre à côté de chez lui, à la maison France-Services ! et même parfois au bureau de tabac ou à l’épicerie du coin…

Au ministère de l'Intérieur, de la Justice, des Finances publiques, à Pôle emploi, à l'Assurance retraite, l'Assurance maladie, la CAF ou la MSA et la Poste, que diable avait-on besoin de professionnels statutaires, pour beaucoup fonctionnaires qualifiés et tenus à une discrétion et une neutralité respectueuse des usagers ? Désormais quelques contractuels très polyvalents en mal d’emploi feront bien l’affaire pour vous accompagner dans vos démarches à distance, et surtout pour bien moins cher…

Dans la couche des élus, ne soyez pas étonné d’en rencontrer qui venait poser coté pile derrière une banderole syndicale protestant contre la fermeture d’une perception du Trésor ou d’un bureau de Poste et qui, côté face le jour qui suit, vont couper le ruban d’une Maison France Services…

Faut-il s’étonner que des élus de droite, grands dégraisseurs du mammouth fonctionnaire et bénissant Saint Marché, ne soient pas nécessairement les plus zélés promoteurs des Maisons France Services ? Au moins chez eux c’est cohérent !

Violence

Le seul fait de craindre l’autre, d’enclencher le mécanisme de la peur, et la violence supposée de l’autre justifie l’exposition de la sienne en riposte…

Avec l’armée de métier, c’est la sécurité extérieure qui s’abandonne à une forme de mercenariat servant des intérêts économiques bien éloignés du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, et engendrant par-là même en réaction des résistances et des ambitions concurrentes qui étouffent la planète sous la chape de plomb d’une violence généralisée. La planète entière est minée de ces conflits interminables en Afrique comme au Moyen-Orient où les grandes puissances poussent leurs pions dans un jeu d’échecs mortifère avec occupation, résistance, terrorisme, camps, massacres, prisonniers, exilés.

En 1918, la promesse de la « Der des Ders » n’a guère duré que le temps d’une adolescence avant que les barbares ne rallument le brasier de l’Espagne à l’Europe et au monde ; et ceux de 45 avaient à peine remisé les uniformes pour bercer leurs nourrissons avec leurs illusions qu’ils embarquaient pour l’Indochine…

Les grands jalons de l’inhumanité sont écrits en lettres de sang dans la chronologie des guerres : les gaz de combats ont asphyxié dans les tranchées de 14 – 18… La bombe atomique a vitrifié le Japon en 1945, le napalm et l’agent orange ont défiguré la nature et les hommes au Viet-Nam… aujourd’hui les drones tuent loin des manettes de jeu qui les guident…

La « déshumanisation des guerres » (si tant est qu’elles puissent être humaines autrement que dans l’expression d’un dérèglement barbare) fait de la frappe « chirurgicale », permet de faire fondre les bombes depuis un canapé à 20000 kilomètres de distance… L’appréhension de la souffrance n’est plus tout-à-fait la même que dans les tranchées des fraternisations de Noël ou sous les salves balayant les fusillés pour l’exemple…

Devrait-on aujourd’hui se résoudre à vivre de la guerre qu’on va faire chez les autres ?

Ego universel, l’individualisme ne se conjugue qu’à la première personne.

L’observation du monde conduit à conceptualiser une société en turbulence, plus tout-à-fait calée sur le modèle du capitalisme industriel après que les fonctions productrices et consommatrices aient été dissociées à l’échelle de la planète, sans être encore stabilisée sur une nouvelle équation des pouvoirs. Des masses considérables d’un Tiers Etat/Tiers Monde sont reléguées, réduites aux missions de service des activités génératrices d’un profit qui se sont multipliées en découplant une première partie issue des matières premières quelque part, à laquelle s’ajoute la deuxième calée sur l’exploitation de la force de travail transformatrice des producteurs quelque part ailleurs avant que le cycle s’achève en exploitant le « consentement à payer » des consommateurs d’un autre ailleurs et qu’il soit conforté par la kirielle des services qui encadrent désormais la consommation : garantie, assurance, abonnement, intermédiation des usages partagés (plateformes…), etc.

Ce nouveau paysage ne s’accommode pas d’une approche collective de l’existence sociale. Les pouvoirs politique et/ou économique se doivent d’en isoler des acteurs dans l’illusion d’une sauvegarde individuelle acquise au détriment de l’autre. C’est la montée de l’ostracisme qui est concomitante de cette dernière évolution des sociétés capitalistes. La focalisation de l’origine des difficultés rencontrées sur la figure de l’autre laisse libre cours aux marionnettistes du système pour exacerber les différences génératrices d’envies, de rancœur, de jalousies et de frustrations. A la clé, ce sont les violences qui pointent et vont entrainer les réflexes de protections communautaires dont les effets sont aussi délétères que les causes elles-mêmes.

« Voisins vigilants » … Qu’en voilà un beau concept ! Chacun étant bien persuadé qu’un autre le menace le réflexe d’une protection mutuelle va s’installer… Mais attention, pas dans n’importe quel voisinage et pas avec n’importe quelle cible. Le bourgeois de l’hôtel particulier d’en face bien à l’abri des murs de son parc et de ses caméras de vidéosurveillance n’en a guère besoin. Pas plus d’ailleurs que les bougres gamins qui grelottent devant les caravanes à l’aire d’accueil des gens du voyage. Les voitures qui les tirent rendent sacrément suspects les supposés voleurs de poules.

C’est à ce stade que les oripeaux d’une autre société sont convoqués pour étayer l’échafaudage de nos misères : la société de caste.

Elle est d’une belle évidence dans tout ce qui fragilise la laïcité chèrement acquise un siècle en arrière tout comme elle transpire de l’appétence de nombre de victimes du système qui vont se réfugier dans la sécurité d’un dogme, un espace de stabilité en croyance, une protection bien illusoire du mal qui les y a précipités.

La prison communautaire

Entre mêmes, pourvu qu’on marque la différence.

Le communautarisme, pendant naturel de l’individualisme, va miner les derniers fondements d’une démocratie asphyxiée par ceux qui l’ont instrumentalisée à leur seul profit.

Les processus de relégation en même temps que la méfiance et la peur qui accompagnent la méconnaissance d’un autre prisonnier de convictions étrangères conduisent tout naturellement à la stratification d’une société dont la hiérarchie des composants rend la vie commune dans la cité désormais impossible.

Parler de « zones de non-droit » aura bien le même sens, mais pas la même portée selon que le propos sort d’un cabinet ministériel pour s’appliquer à un quartier de banlieue gangréné par les trafics et déserté par la puissance publique, ou qu’il émane d’une discussion de palier entre locataires d’un habitat social à propos des affaires politico-judiciaires qui éclaboussent dans les allées du pouvoir sans avoir souffrir des sévérités d’un jugement, sinon à la Saint-Glinglin !

Espoir

Qu’elles soient sociétés d’ordres, de castes ou de classes, toutes les expériences d’organisations sociales basées sur la domination de quelques uns sur la masse des autres ne pourront jamais générer que l’heureux réflexe de la résistance, que l’heureux espoir de l’émancipation.

L’histoire de l’humanité est jalonnée des lumières des révolutions toujours brandies comme épouvantails dans les vignes… Mais à y regarder de près, les injustices et la guerre, les rivalités et la misère, toutes les plaies du capitalisme n’ont-elles pas fait plus de victimes, et n’en font-elles encore, en bien plus grand nombre encore.

Il est grand temps de déclarer la paix aux peuples.

… et de mettre au placard les trois modèles de société qui ont si bien fait leurs preuves en semant la misère du monde, pour aller vers une société sans classe, sans ordres ni castes, une société humaniste du « TOUS ENSEMBLE » …

Géologie sociale, crises et mouvements tectoniques

La situation est souvent caractérisée par un processus de fracture dont les déclinaisons sont multiples, économique, sociale, culturelle, numérique, scolaire, etc. Un peu comme si le collectif social ne se fondait que sur des différences exacerbées qui en isolent les parties d’un impossible Tout.


A : La lie n'est formée que de la couche superficielle des grandes fortunesd'origine économique ou patrimoniale. Les élus, outre les politiques, se composent de toutes les couches dirigeantes ou supposées telles qui déterminent la marche du monde.
B : La masse se caractérise par l'état de sujetion qui lui est imposé, qu'elle vive de son travail, des expédients d'une économie parallèle ou qu'elle soit réduite à l'inactivité.

Citoyens des espaces urbains ou des territoires ruraux, employés ou sans emplois, stables dans l’emploi ou précaires, employés du public ou du privé, actifs ou retraités… toutes ces différences se croisant ne peuvent produire que des multitudes de situations catégorielles qui vont devoir faire face au même portefeuille de difficultés mais dont les répercussions sur la vie seront différentes.

De ce fait les dispositions re médiatrices envisagées par la puissance publique ne forment plus qu’une multitude de dispositifs spécifiques annoncés à tous pour ne servir que quelques uns et générant plus de frustrations que de satisfaction durable en termes de solution, surtout à proximité des seuils d’éligibilité.

Les échanges sont riches dans la partie haute entre la couche des élus-décideurs et des sphères influenceuses qui déterminent leurs choix (influence déterminante des cabinets de lobbying chez les politiques, des cabinets de conseil auprès des décideurs d’entreprises, etc).

Les échanges sont importants entre la couche « laborieuse » et le monde de l’exclusion avec une multitude de dispositifs de solidarité (Secours Populaire, catholique, Restos du cœur, etc) qui s’activent pour soulager les peines des plus en difficulté en distribuant les secours collectés par eux ou consentis par le monde « d’en haut » (cf. invendus de la grande distribution ou autres dispositifs qui visent autant à aider qu’à soigner une image écornée par des pratiques ordinaires bien peu charitables…

L’affichage des différences entre les « laborieux » qui vendent leur force de travail pour un trop maigre salaire et les autres qui ne sont guère responsables de leur dénuement exacerbe aussi des tensions dont les « maîtres » de la situation ne peuvent que se réjouir en détournant les récriminations de leur juste cible.

Le moins anodin réside peut-être dans la dénomination. Dans la catégorie des privilégiés, seuls les comptes en banque sont anonymes. On ne verra jamais Bernard Arnault présenté sans citer son nom sous sa seule appellation de milliardaire. Il en va de même pour les politiques et les dirigeants du monde économique. Ils ont tous un nom, première marque de respect d’un individu. En revanche les gens « d’en bas », travailleurs laborieux ou autres « qui ne travaillent pas », n’ont de dénomination que leur utilité professionnelle ou leur situation de sans, sans emploi, sans domicile, chômeur, retraité… Ce n’est qu’une manifestation du mépris de classe comparable à la différence qui faisait appeler le propriétaire hobereau par Monsieur (Cf. messire, mon seigneur…) et le paysan métayer par son nom de famille sans prénom (ce dernier entrainant naturellement toute sa lignée au service de son maître…).

Le commun, le collectif, ne sont pas les valeurs cardinales du système qui va privilégier les « premiers de cordée », les entrepreneurs, les donneurs d’ordre. Les travailleurs sont désormais rangés au rayon des ressources ; certes humaines, mais au même titre que la matière d’œuvre, la machine ou l’énergie, les hommes et les femmes n’existent pas en tant que personnes, mais dans l’indifférenciation de la masse qui consacre sa force et son intelligence au travail. C’est une partie de l’ensemble qui s’achète, se vend ou se jette au fil des besoins ou des lubies du « marché ». Régulièrement invoquée par ceux d’en-haut pour préserver un espoir illusoire, la « participation » des salariés reste l’arlésienne, et lorsqu’elle prend la forme d’une participation au capital, c’est une ficelle à la patte supplémentaire qui se noue pour désamorcer toute velléité revendicatrice…

En tout état de cause, quand le pouvoir économique renforce son emprise sous les bons auspices des politiques publiques, la représentation salariale et la condition des travailleurs comme des privés d’emploi ne fait que faiblir, et leurs organisations de même.

Les organisations, au fil du temps voient leur légitimité contestée et leur existence menacée au prétexte d’une adaptation à l’adversité. Depuis la loi Le Chapelier de 1791 qui interdisait les groupements ouvriers, c’est au nom de la liberté d’entreprendre que la parole ouvrière a été muselée. Et si en 1884 l’existence des syndicats est enfin reconnue, ce sera sans cesse une lutte pour l’existence face à la puissance publique comme en face du patronat privé. Et ce n’est que dans les poussées de fièvre des grandes crises sociales que les pouvoirs économiques et politiques lâchent du lest en prenant soin de préserver leurs arrières, les acquis arrachés sont sitôt la cible des revanchards qui vont les détricoter. La pluralité syndicale, à l’origine calée sur des orientations idéologiques et stratégiques divergentes sont depuis longtemps l’outil privilégié des pouvoirs politiques et économiques pour imposer leurs orientations en jouant la division et en instrumentalisant les moins exigeants. Pour autant l’union syndicale n’a de cesse d’osciller entre arlésienne et tentatives avortées, avec en toile de fond l’impossible résolution d’une concurrence qui diffuse son poison dans la culture ouvrière pour en effacer l’intérêt commun.

Pour ce qui est des organisations politiques, leur histoire suit le même chemin avec la création de 1901. La question du pouvoir et de l’influence des courants d’opinion leur ouvre un autre champ dans lequel les tenants du pouvoir vont devoir s’organiser pour le conserver et soutenir la concurrence de ceux qui, poussés par le monde ouvrier vont élargir le champ d’action syndical pour en traduire les aspirations dans les faits, en gouvernants.

C’est de cette origine que les organisations syndicales et les organisations politiques progressistes tiennent leurs liens essentiels ; et c’est ce qui a fait leur force dans la résolution des grandes crises (Front populaire de 36, Libération avec le CNR…). Il n’est donc pas étonnant que les te nants du pouvoir économique d’un, système capitaliste contribue activement à la dissolution de ces liens en intervenant dans le champ politique : les partis conservateurs accueillent tout naturellement le patronat et se plient volontiers à ses volontés.

L’évolution sociale magnifiant l’individualisme est venue à bout d’une pratique militante qui a vécue près d’un siècle. Cette dérive mortifère pour le camp des travailleurs à profité d’une évolution parallèle d’un monde politique désormais focalisé sur quelques héros emblématiques répondant plus souvent à l’impératif de leur ambition qu’à la profondeur de leurs convictions. Le politique s’est « professionnalisé » dit-on… dans une professionnalité réduite à la conquête et à la préservation d’une rente de situation qui confine leur jeu dans le monde « d’en-haut » avec des majorités béates enregistrant les décisions d’un chef de file et des oppositions réduites en faire-valoir, bien loin des débats d’idées quand la majorité en dicte tous les termes. C’est aussi ce phénomène qui conduit la masse des laborieux encore intéressés à une évolution favorable de leur situation à déserter le terrain de jeu des politiciens qui ne font que promettre le bien, sans garantie bien sûr. Ce déplacement des politiques hors du monde de leurs mandants, du plus petit niveau local jusqu’à la tête de l’Etat leur rend le peuple inaccessible et justifie pour une bonne part la désaffection des citoyens pour les urnes. L’abstentionniste n’est plus « le mauvais citoyen qui se désintéresse de la chose publique », il est devenu celui qui a pris plus ou moins conscience de la vanité d’un jeu politique qui lui échappe dès lors qu’on lui conforme l’opinion à des attentes qui ne lui sont plus naturelles (cf. électorat populaire poussé dans les bras de l’extrême droite en agitant le spectre du bouc émissaire du moment, le juif hier, le musulman aujourd’hui).

Quant aux couches les plus en difficulté, qui ne doivent leur survie qu’à l’apport de secours institutionnels ou de la solidarité, elles ont bien souvent perdu le sens de l’engagement politique dans ce qu’il demande d’investissement tellement leur situation les a conduits à intérioriser une situation d’infériorité et de sujétion.

Vivre avec son temps, c’est aussi penser avec son temps, et l’expérience forge bien des outils d’apprentissages.

Une des premières expériences de la vie des temps anciens portait sur la cohabitation de plusieurs générations qui allait construire le puzzle de la vie avec les pièces de toutes les générations. La prise de conscience de la filiation installait le temps long, celui d’un passé qui allait chercher loin dans la fréquentation des grands parents augmentée du souvenir des aïeux. Le présent prenait sa place et laissait présager un avenir qui allait se déployer en symétrie du passé.

Bien sûr les choses étaient généralement perçues dans une grande stabilité qui sécurisait aussi la représentation en limitant l’incertitude.

Tu seras paysan mon fils…

Le changement était l’improbable, à la fois sécurisant mais aussi frustrant tant la vie des faibles était dure et le besoin d’en changer pressant.

Et quand il se réfléchissait, l’avenir en rupture avec un passé inconfortable, se construisait sur un socle.

La démocratie par la langue

L’image de l’affiche, le ton du discours ou les mots du tract, c’est du passé !

L’écran, petit ou grand utilise d’autres codes, que le « spectateur » n’a pas nécessairement appris la maîtrise. De là à imaginer que de nouveaux outils contribuent à la manipulation des opinions, il n’ y a qu’un pas…

Aujourd’hui, quand un adulte utilise en moyenne 3000 mots, un jeune en manipule un millier. Rien de plus naturel en somme… Sauf que, dans un monde où la communication générale intergénérationnelle se réduit à proportion des communications en silo des réseaux sociaux, la migration des mots des uns dans l’usage des autres est un tantinet plus compliqué. Et, de plus le cadre restrictif des outils qui limitent le nombre de caractères ou de mots de l’échange par écran interposé a naturellement conduit à la création d’abréviations qui sont les vecteurs de deux dérives appauvrissant la langue en contractant l’expression du sens ou de l’émotion et en identifiant des communautés : lol, :-) ☹…

Jadis le « louchebem » ou le verlan, le créole comme manifestation linguistique de l’oppression avaient une autre vertu dans le dynamisme de leur usage, tout comme le jazz dans le domaine de la musique portait une forme d’affranchissement, d’émancipation communicative.

Aujourd’hui les générations sont dans les mondes parallèles des réseaux sociaux, de Facebook, d’Instagram, de twitter, de tik-tok, Snapchat ou LinkedIn, Discord ou Pinterest, Messenger… 8 français sur 10 sont présents sur les « réseaux sociaux » et plus du tiers du temps consacré à l’usage d’Internet s’y passe !

Il est assez rare que les parents s’insinuent dans le cercle des amis des enfants, plus par ignorance que par souci de discrétion pour apprendre de la liberté…

C’est une véritable OPA des opérateurs du numérique commercial sur la disponibilité personnelle ou professionnelle des utilisateurs qui vont sur ces supports de communication absorber ou propager du contenu sans référence ni cible déterminée. C’est une formidable machine à réduire le monde à soi seul, un accélérateur de l’individualisme quand on a l’impression que tous les messages vous sont destinés et que, symétriquement, vous offrez votre pensée à la planète entière, ou tout au moins à tant de vos « ami(e)s que vous ne connaissez pas. C’est bien cette illusion de la puissance accordée à la personne qui en renforce la singularité. Tout un chacun est désormais à même de se mettre en scène à bon compte, y compris en affichant un profil à son avantage.

Pour s’en convaincre il suffit peut-être de réfléchir à l’exemple des « influenceurs » qui ont pris le relai des métiers de la publicité en proposant aux marchands des outils de ciblage bien plus fins que l’affichage 4 par 3 des bords de routes ou des spots télévisés qui vont sérier les cibles en fonction des heures d’audience.

Un autre exemple éclaire assez l’objectif manipulatoire de tout cet arsenal dont l’évolution rapide suit les marques d’obsolescence propagées de génération en génération s’étale dans l’usage qu’en font les classes dirigeantes, qu’elles soient politiques avec le cas Trump et tous les autres ou avec les ciblages publicitaires calés sur les consultations en ligne.

Pour des raisons de sécurité, et heureusement, les adultes ne peuvent pas envoyer de message à des mineurs sur les grands réseaux sociaux… S’il fallait illustrer l’étanchéité des couches générationnelle qui se prépare dans cet environnement ! à moi que ce soit illusoire dès lors que le déclaratif de l’usager n’est pas nécessairement fiable dans l’image comme dans le verbe !

Un agenda réduit au présent.

Jadis l’agenda, de poche ou de bureau contenait le tout d’une année et physiquement les pages qu’on tournaient augmentaient le poids du passé et amenuisaient le temps qui restait de part et d’autre d’un aujourd’hui occupé au présent à finir l’ouvrage de la veille en préparant les tâches du lendemain… Un peu comme la vie, tout compte fait, qui nous fait mesurer d’abord l’infini de ce qui reste à vivre qui va générer le sentiment de la toute puissance de la jeunesse promise à l’éternité, puis qui va voir s’amenuiser le « reste-à-vivre » qui sera d’autant mieux traversé que le regard va se détourner de l’avenir trop court pour se porter vers l’immensité des souvenirs dont on s’efforcera de conserver les meilleurs… radio nostalgie !

Aujourd’hui, les générations ne se côtoyant plus guère au quotidien comme par le passé dans les corons, les fermes ou les cités ouvrières, le temps a tendance à se résumer au présent dès lors que tout s’accélère autour de vous ; le présent est bien le seul moment où chacun a la certitude d’être soi, les pieds sur terre. Et on dit aujourd’hui que personne n’est sûr de son lendemain, que beaucoup aspire à quitter le sort qui leur est fait pour des horizons plus riants… Le présent serait pénible car héritier du présent d’avant. Les jeunes ne seraient-ils pas victimes des erreurs de leurs parents ? Ah bon !

Le recul de l’âge de la retraite, la misère économique ou la diminution des droits sociaux pour les jeunes générations seraient la cause de leurs parents qui auraient obtenu quelques progrès sociaux à force de lutte… Curieuse façon de déguiser la barbarie capitaliste des couches « d’en haut » en règlement de compte à solder entre les couches « d’en-bas ».

La pression est mise avec la présentation d’un avenir dont la mise en place dans le temps d’après ne saurait être différent de ce qui s’impose aujourd’hui. Préserver l’avenir des autres passerait nécessairement par la punition au présent. Nous sommes là dans l’archétype du dogme religieux qui fait supporter l’enfer au présent en promettant le paradis dans le monde d’après… Et ça fait des millénaires que les croyants y croient ! C’est normal, ils sont « croyant ».

Alors, au vu des ravages provoqués par les croyances, si l’humanité se hasardait à essayer la RAISON, on n’en craint rien, même pas le pire !

Pensez-y en consultant votre agenda électronique, ou mieux en consultant les notifications qu’il vous envoie et qui évitent à votre mémoire de s’encombrer avec les informations de l’usage de votre temps… Vous êtes devenus les clients d’une organisation du temps qui vous emprisonne au présent, tout simplement.