HISTOIRE, MEMOIRE & POLITIQUE
Quand l’histoire devient un instrument…
Obélix déserte le village gaulois, pire, il pactise
avec le diable… La comédie de la Grande Vadrouille fait pâle figure à côté du
drame du chaudron d’argent de Depardieu… Cette réflexion sur la cohabitation désormais
turbulente entre l’histoire, la mémoire et la politique me revient à cette
occasion, avec la certitude à peine confuse que nous courrons aujourd’hui un
risque d’autant plus grand que la dictature du présent s’impose, au point qu’on
nous en retire la jouissance en nous enfermant illico dans le présent de demain…
et puis d’après-demain… sans jamais plus nous autoriser à penser l’avenir
tellement nous serions assujettis au présent !
Coup d’œil dans le rétroviseur.
Avant même d’entamer son quinquennat à la Présidence
de la République, Nicolas Sarkosy, alors candidat avait fait un passage
remarqué sur le plateau des Glières… Quelques temps plus tard c’était la
convocation de Guy MOCQUET par le même qui commandait aux enseignants la
lecture de l’ultime lettre du jeune martyr communiste devant leur classe…
Comment ne pas se souvenir du procès PAPON, des révélations sur le passé trouble de François MITTERRAND et son amitié conservée à BOUSQUET aussi secrète que sa double vie pendant longtemps.
Comment oublier le tir de barrage déclenché par le « bilan
globalement positif » de l’URSS déclaré par Georges Marchais au 23ème
congrès du PCF en 1979.
Plus récemment le voyage officiel du président
français en Algérie a fait réclamer par certains une reconnaissance du massacre
des moines de Tibhirine quand d’autres revendiquaient la
lumière sur la mort de Maurice AUDIN.
Plus loin dans
le passé les livres d’histoire ne manquaient pas de traiter des bienfaits de la
colonisation sur la civilisation des peuples indigènes qu’on exhibait sur les
stands des expositions universelles. Mais cette démarche institutionnelle
formatant l’histoire mythique de la nation fonctionnait autrement que la loi du
23 février 2005 qui ne manqua pas de faire polémique.
Depuis maintenant un quart de siècle, précipitation du
temps oblige, le présent se gave d’histoire et traite ses objets comme ceux de l’actualité, en dépêches kleenex, le
plus souvent sans analyse ni commentaire susceptible de rendre l’information
intelligible au quidam dont on ne veut qu’occuper l’esprit en brouillant ses
codes.
En fait ce que révèlent ces convocations de l’histoire
dans le débat politique, c’est plutôt l’incapacité à assumer la mémoire des
temps, des hommes et des événements qui ont fait l’histoire.
Or, si l’histoire a vocation à réécrire le temps passé
dans un discours de vérité, la mémoire quant à elle appartient aux hommes, et
scelle la communauté des groupes qui la font et la propagent. La mémoire exalte
une part de passé et si l’histoire l’exploite ce n’est qu’en la désacralisant,
en la faisant passer du temps et de l’espace de la passion à au temps et à l’espace
de la raison.
Dans l’instrumentalisation de l’histoire souvent
constatée aujourd’hui, la confusion mémoire-histoire est entretenue à dessein
pour en faire les outils honteux du pouvoir. Le paradoxe se dessine quand on
voit les mêmes faire cent pas sur le plateau des Glières ou faire lire la
lettre de Guy MOCQUET et dans la foulée supprimer l’enseignement de l’histoire
en terminale scientifique ; mais le paradoxe n’est qu’apparence, car l’objectif
commun de ces différentes initiatives est bien de couper ces éléments du passé
où la conscience collective les a ancrés dans l’histoire pour les introduire
dans le vacarme du présent comme jardinière au balcon.
Cette supercherie est doublement coupable de manque de
respect : envers les morceaux d’histoire indûment accaparés au profit d’un
destin personnel, mais aussi envers les contemporains dont on méprise le
patrimoine mémoriel. La mémoire d’un Résistant martyr de la barbarie nazie ne
peut pas être revendiquée par quelqu’un qui nourrit la moindre complaisance
pour l’extrême droite d’aujourd’hui.
L’instrumentalisation de l’histoire est bien le fait
de ceux qui usent de leur pouvoir pour en imposer une lecture partisane
orientée à leur profit.
Le projet de la « Maison de l’Histoire de France »,
heureusement abandonné aujourd’hui, aurait pu figurer au panthéon de la
manipulation des consciences en enfermant dans les mêmes murs la « fête
des cochons » à Crépy, la Saint-Barthélémy et la Commune de Paris pour
rivaliser avec la scénographie du « Puy du Fou » et convaincre le
citoyen redevenu sujet que l’histoire se résout dans le spectacle du passé.
De tels projets ne
visent qu’à créer un stéréotype culture, véritable image d’Epinal pour mettre
en place une histoire-propagande qui conduit à imposer l’idée qu’il
existerait une « identité nationale » là où n’existent que des
identités sociales.
Les velléités récentes d’instrumentalisation
de l’histoire peuvent aussi être lues à l’aune d’un déficit démocratique qui
requiert quelques artifices pour masquer ses traits les moins avouables. L’un
des éléments fondateurs de la République à la française réside probablement
dans le fait que le pouvoir est accordés à ses dirigeants à la condition qu’ils
émanent du peuple qu’ils ont l’ambition de gouverner.
Cette essence
démocratique est parfois mise à mal quand l’orientation gouvernementale
privilégie outrageusement une catégorie de son peuple au détriment des autres ;
et c’est là qu’intervient le subterfuge du joker historique pour redonner l’illusion
de l’appartenance au même peuple, cette fausse carte est celle de l’identité
nationale que l’on exhibe d’autant plus qu’elle sert de paravent à des pratiques
discriminatoires. Le régime de Pétain n’en avait-il pas été un fabuleux
exemple.
Cette dérive excessive d’un
pouvoir politique ne remet pas en cause la nécessité dans laquelle il se trouve
de fonder ses limites, qu’elles soient physiquement territoriales ou plus largement
d’influence. Et c’est là que le modèle le plus commun se dessine dans la
construction d’une identité formelle dans la différenciation du dedans et du
dehors.
L’historien Michelet définissait
sa vision révolutionnaire de la nation en disant que la France avait pris conscience
d’elle-même en combattant les Anglais.
L’identité se définit
dans la dialectique permanente du « nous » face au « eux ».
C’est ce jeu d’opposition qui marque la limite. Mais cette limite est
naturellement mouvante, ligne de démarcation ou frontière, elle est aussi
naturellement accompagnée des transgressions sans lesquelles sa légitimité
manquerait de fondements.
C’est aussi toute la difficulté rencontrée aujourd’hui
par ceux qui revendique une identité « européenne » dans un espace
sans cesse balloté tout au long des cinq millénaires de son histoire par des
mouvements incessants de populations poussées au gré des conflits engendrés par les
ambitions politiques. Du mur d’Adrien au mur de Berlin l’histoire de l’Europe
est jalonnée de flux et de reflux, d’empires faits et défaits. Notre aujourd’hui
n’échappera pas à l’histoire, tout au plus pourrons nous en masquer
sélectivement la mémoire pour bien différencier au présent le bien du mal (cf. « légende
dorée de Napoléon » ou « bienfaits de la colonisation »).
Dans la dernière période
ce qui relève de l’instrumentalisation de l’histoire ne suffit plus à la
manipulation des consciences et la résurgence de l’occulte est repérable en de
multiples endroits où les puissances cachées assiéraient les ressorts de leur
influence. La fin du monde et le calendrier Maya, les sociétés secrètes ou le
Da Vinci Code, le mot d’une humoriste frappe juste avec son « On ne nous
dit pas tout !» qui installe dans la conscience commune cette suspicion
bien alimentée à l’extrême droite et dans tous les discours populistes que le complot
de puissants est menaçant. Il suffirait pour démasquer la supercherie de cette
manipulation d’en interroger les promoteurs sur la responsabilité relative du
proche et du lointain…
L’instrumentalisation de
l’histoire n’est pas une manœuvre anodine ; elle préfigure généralement un
totalitarisme liberticide.
Les fascistes d’hier
comme les apprentis d’aujourd’hui piègent d’autant mieux leurs victimes dans
leurs filets qu’ils les enfument de
menaces lointaines ou génériques pour mieux masquer les véritables causes de
leurs difficultés.
… Hier le juif, le
tzigane ou le communiste. Aujourd’hui le musulman. La chimère n’est pas un
rêve, elle oriente plus surement l’action que la pensée ; en désamorçant
la réflexion raisonnée sur la réalité elle fait du citoyen un sujet prisonnier
du mythe dans lequel il s’inscrit.
L’histoire officielle ne
devient-elle pas propagande dès qu’elle nourrit des médias véhicules d’actualité
dont le sens est altéré plus qu’éclairé dans sa confrontation au passé ? Le
terreau de la croyance est bien plus fertile aux sombres desseins des
oppresseurs que le savoir raisonné de l’histoire.
Mais l’histoire du monde
et de l’humanité ne peut être écrite que par des hommes de ce monde ; et
cette réécriture du passé ne peut prétendre qu’à s’approcher du discours de la
vérité, l’oubli, plus ou moins consenti par l’historien gommant nécessairement
sa part de vérité.
La mémoire n’est-elle
pas là pour compenser l’injustice apparente de l’oubli historique ? … à la
condition expresse que la confusion histoire-mémoire soit écartée !
Pour bien discerner les
enjeux politiques, au sens large du terme, de cette posture l’exemple de la
seconde guerre mondiale conviendrait.
A l’intérieur du
phénomène guerre porté à l’échelle du monde, la France a traversé la
conflagration planétaire dans une déchirure antagoniste de la collaboration et
de la Résistance avec tous les degrés déployés d’un bord à l’autre.
L’histoire retrace ces
années de guerre en écrivant la réalité de ces engagements ennemis, en
disséquant leurs causes proches ou lointaines, en identifiant des effets
conséquents dans les périodes suivantes, des ricochets historiques dans les
positionnements respectifs des grands courants d’opinions dans les conflits
coloniaux par exemple.
La mémoire, quant à elle
appartient aux groupes constitués par les acteurs directs et par la filiation
idéologique perpétuant leur souvenir. C’est ainsi que tout naturellement vont
se constituer des mémoires antagonistes opposant sans concession possible les
nostalgiques de Pétain qui vont fleurir la tombe de leur héro et les tenants de
la mémoire de la Résistance dont la légitimité de l’engagement ne saurait être
mise en cause.
On retrouve les mêmes
oppositions mémorielles à propos de la guerre d’Algérie dans le débat toujours aigu
sur la date de commémoration de la fin du conflit. Les livres d’histoire
peuvent témoigner de l’évolution lente de l’approche du phénomène historique
qui saluait jadis l’œuvre civilisatrice des colons, avant de souligner l’oppression
de l’exploitation coloniale des ressources et des peuples et plus récemment de
reconnaître toutes les exactions d’où qu’elles viennent ; la
reconnaissance officielle très récente de la répression sanglante de la manifestation
des algériens du 17 octobre 1961 à Paris par la police de Papon en est une autre
illustration.
Les historiens sont les
artisans de la vérité en écrivant l’histoire, la recherche, le recoupement, la
confrontation des traces sont leurs outils au quotidien. Et ils ne doivent pas
se priver de la matière des organisations mémorielles.
Les gardiens de la
mémoire n’ont pas de tâche moins noble que les historiens ; elle est
seulement différente et complémentaire. Les acteurs du temps qui font l’histoire
ont droit à la préservation du souvenir de leur action. Les historiens se
chargeront de leur contribution au sens de l’histoire. Les organisations
mémorielles sont en charge de la préservation du sens de l’engagement qui fait
l’action, de ce que d’aucuns appellent parfois la Cause.
L’artisan de la mémoire
ne doit pas se départir de parti-pris au risque de trahir la Cause de l’objet
mémoriel dont il assure la conservation et la promotion. De ce fait la mémoire
de la Résistance doit bien caractériser les forces antagonistes du conflit pour
respecter la nature et le sens du combat dont elle conserve le souvenir.
Autant l’histoire doit
se garder de la subjectivité du sujet historien qui l’écrit, autant la mémoire
doit voiler la vision d’un réel passé d’une neutralité qui l’amputerait de ses ressorts.
Les mémoires sont
nécessairement plurielles, différentes, concurrentes ou antagonistes.
La mémoire, pour être
juste, doit s’installer dans une quête d’absolu tout comme l’histoire dans
celle de la vérité. Dans un cas comme dans l’autre il s’agit bien de quête, de
visée ou d’objectif dont on sait qu’ils ne seront atteints que dans la limite
de l’exercice, la limite des hommes qui s’y consacrent.
Là où l’attention doit
être portée pour préserver la sincérité du geste et le respect de son objet c’est
dans la posture des acteurs.
L’historien a sa place
et doit la revendiquer pour lier les trois temps en traçant le passé au présent
qui était déjà le futur d’hier.
Le travailleur de la
mémoire a aussi sa place et doit l’occuper pour tricoter les trois fils du
temps en préservant la connaissance du passé au présent qui est déjà le passé
de demain.
Quant au politique,
quand bien même il serait historien ou militant de la mémoire, sa tâche
première serait peut-être de respecter ces deux domaines pour ce qu’ils sont
sans en instrumentaliser l’usage. Que l’histoire ou le travail de mémoire
comportent des enjeux politiques, c’est indéniable, mais ce sont les historiens
et les militants de la mémoire qui en sont comptables. Les politiques, en
administrateurs du présent comme en projeteurs d’avenir peuvent beaucoup
apprendre de l’histoire, ils peuvent aussi s’inscrire dans le parti pris que
des causes mémorielles font vivre, mais en se gardant bien de la confusion des
genres et des rôles. Si jamais la tentation est grande de se servir des autres,
la première précaution à prendre serait de les servir d’abord.
C’est la même exigence
de clarté et de respect qui peut être
posée aux historiens et aux militants de la mémoire pour ce qui concerne leur
éventuel engagement politique. Chaque individu voit les différentes facettes de
son engagement citoyen, social ou professionnel traversées par le même fil
idéologique s’il est cohérent, sans pour autant se servir de la force de l’un
pour compenser les lacunes d’un autre.
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