vendredi 4 janvier 2013

Quand l’histoire devient un instrument…


HISTOIRE, MEMOIRE & POLITIQUE
Quand l’histoire devient un instrument…
Obélix déserte le village gaulois, pire, il pactise avec le diable… La comédie de la Grande Vadrouille fait pâle figure à côté du drame du chaudron d’argent de Depardieu… Cette réflexion sur la cohabitation désormais turbulente entre l’histoire, la mémoire et la politique me revient à cette occasion, avec la certitude à peine confuse que nous courrons aujourd’hui un risque d’autant plus grand que la dictature du présent s’impose, au point qu’on nous en retire la jouissance en nous enfermant illico dans le présent de demain… et puis d’après-demain… sans jamais plus nous autoriser à penser l’avenir tellement nous serions assujettis au présent !
Coup d’œil dans le rétroviseur.
Avant même d’entamer son quinquennat à la Présidence de la République, Nicolas Sarkosy, alors candidat avait fait un passage remarqué sur le plateau des Glières… Quelques temps plus tard c’était la convocation de Guy MOCQUET par le même qui commandait aux enseignants la lecture de l’ultime lettre du jeune martyr communiste devant leur classe…

Comment ne pas se souvenir du procès PAPON, des révélations sur le passé trouble de François MITTERRAND et son amitié conservée à BOUSQUET aussi secrète que sa double vie pendant longtemps.
Comment oublier le tir de barrage déclenché par le « bilan globalement positif » de l’URSS déclaré par Georges Marchais au 23ème congrès du PCF en 1979.
Plus récemment le voyage officiel du président français en Algérie a fait réclamer par certains une reconnaissance du massacre des moines de Tibhirine quand d’autres revendiquaient la lumière sur la mort de Maurice AUDIN.
Plus loin  dans le passé les livres d’histoire ne manquaient pas de traiter des bienfaits de la colonisation sur la civilisation des peuples indigènes qu’on exhibait sur les stands des expositions universelles. Mais cette démarche institutionnelle formatant l’histoire mythique de la nation fonctionnait autrement que la loi du 23 février 2005 qui ne manqua pas de faire polémique.
Depuis maintenant un quart de siècle, précipitation du temps oblige, le présent se gave d’histoire et traite ses objets comme  ceux de l’actualité, en dépêches kleenex, le plus souvent sans analyse ni commentaire susceptible de rendre l’information intelligible au quidam dont on ne veut qu’occuper l’esprit en brouillant ses codes.
En fait ce que révèlent ces convocations de l’histoire dans le débat politique, c’est plutôt l’incapacité à assumer la mémoire des temps, des hommes et des événements qui ont fait l’histoire.
Or, si l’histoire a vocation à réécrire le temps passé dans un discours de vérité, la mémoire quant à elle appartient aux hommes, et scelle la communauté des groupes qui la font et la propagent. La mémoire exalte une part de passé et si l’histoire l’exploite ce n’est qu’en la désacralisant, en la faisant passer du temps et de l’espace de la passion à au temps et à l’espace de la raison.
Dans l’instrumentalisation de l’histoire souvent constatée aujourd’hui, la confusion mémoire-histoire est entretenue à dessein pour en faire les outils honteux du pouvoir. Le paradoxe se dessine quand on voit les mêmes faire cent pas sur le plateau des Glières ou faire lire la lettre de Guy MOCQUET et dans la foulée supprimer l’enseignement de l’histoire en terminale scientifique ; mais le paradoxe n’est qu’apparence, car l’objectif commun de ces différentes initiatives est bien de couper ces éléments du passé où la conscience collective les a ancrés dans l’histoire pour les introduire dans le vacarme du présent comme jardinière au balcon.
Cette supercherie est doublement coupable de manque de respect : envers les morceaux d’histoire indûment accaparés au profit d’un destin personnel, mais aussi envers les contemporains dont on méprise le patrimoine mémoriel. La mémoire d’un Résistant martyr de la barbarie nazie ne peut pas être revendiquée par quelqu’un qui nourrit la moindre complaisance pour l’extrême droite d’aujourd’hui.
L’instrumentalisation de l’histoire est bien le fait de ceux qui usent de leur pouvoir pour en imposer une lecture partisane orientée à leur profit.
Le projet de la « Maison de l’Histoire de France », heureusement abandonné aujourd’hui, aurait pu figurer au panthéon de la manipulation des consciences en enfermant dans les mêmes murs la « fête des cochons » à Crépy, la Saint-Barthélémy et la Commune de Paris pour rivaliser avec la scénographie du « Puy du Fou » et convaincre le citoyen redevenu sujet que l’histoire se résout dans le spectacle du passé.
De tels projets ne visent qu’à créer un sté­réo­type cultu­re, véri­ta­ble image d’Epinal pour mettre en place une his­toire-pro­pa­gande qui conduit à imposer l’idée qu’il existerait une « identité nationale » là où n’existent que des identités sociales.
Les velléités récentes d’instrumentalisation de l’histoire peuvent aussi être lues à l’aune d’un déficit démocratique qui requiert quelques artifices pour masquer ses traits les moins avouables. L’un des éléments fondateurs de la République à la française réside probablement dans le fait que le pouvoir est accordés à ses dirigeants à la condition qu’ils émanent du peuple qu’ils ont l’ambition de gouverner.
Cette essence démocratique est parfois mise à mal quand l’orientation gouvernementale privilégie outrageusement une catégorie de son peuple au détriment des autres ; et c’est là qu’intervient le subterfuge du joker historique pour redonner l’illusion de l’appartenance au même peuple, cette fausse carte est celle de l’identité nationale que l’on exhibe d’autant plus qu’elle sert de paravent à des pratiques discriminatoires. Le régime de Pétain n’en avait-il pas été un fabuleux exemple.
Cette dérive excessive d’un pouvoir politique ne remet pas en cause la nécessité dans laquelle il se trouve de fonder ses limites, qu’elles soient physiquement territoriales ou plus largement d’influence. Et c’est là que le modèle le plus commun se dessine dans la construction d’une identité formelle dans la différenciation du dedans et du dehors.
L’his­to­rien Michelet définissait sa vision révo­lu­tion­naire de la nation en disant que la France avait pris cons­cience d’elle-même en com­bat­tant les Anglais.
L’identité se définit dans la dialectique permanente du « nous » face au « eux ». C’est ce jeu d’opposition qui marque la limite. Mais cette limite est naturellement mouvante, ligne de démarcation ou frontière, elle est aussi naturellement accompagnée des transgressions sans lesquelles sa légitimité manquerait de fondements.
C’est aussi toute la difficulté rencontrée aujourd’hui par ceux qui revendique une identité « européenne » dans un espace sans cesse balloté tout au long des cinq millénaires de son histoire par des mouvements incessants de populations poussées  au gré des conflits engendrés par les ambitions politiques. Du mur d’Adrien au mur de Berlin l’histoire de l’Europe est jalonnée de flux et de reflux, d’empires faits et défaits. Notre aujourd’hui n’échappera pas à l’histoire, tout au plus pourrons nous en masquer sélectivement la mémoire pour bien différencier au présent le bien du mal (cf. « légende dorée de Napoléon » ou « bienfaits de la colonisation »).

Dans la dernière période ce qui relève de l’instrumentalisation de l’histoire ne suffit plus à la manipulation des consciences et la résurgence de l’occulte est repérable en de multiples endroits où les puissances cachées assiéraient les ressorts de leur influence. La fin du monde et le calendrier Maya, les sociétés secrètes ou le Da Vinci Code, le mot d’une humoriste frappe juste avec son « On ne nous dit pas tout !» qui installe dans la conscience commune cette suspicion bien alimentée à l’extrême droite et dans tous les discours populistes que le complot de puissants est menaçant. Il suffirait pour démasquer la supercherie de cette manipulation d’en interroger les promoteurs sur la responsabilité relative du proche et du lointain…
L’instrumentalisation de l’histoire n’est pas une manœuvre anodine ; elle préfigure généralement un totalitarisme liberticide.
Les fascistes d’hier comme les apprentis d’aujourd’hui piègent d’autant mieux leurs victimes dans leurs filets  qu’ils les enfument de menaces lointaines ou génériques pour mieux masquer les véritables causes de leurs difficultés.
… Hier le juif, le tzigane ou le communiste. Aujourd’hui le musulman. La chimère n’est pas un rêve, elle oriente plus surement l’action que la pensée ; en désamorçant la réflexion raisonnée sur la réalité elle fait du citoyen un sujet prisonnier du mythe dans lequel il s’inscrit.
L’his­toire offi­cielle ne devient-elle pas pro­pa­gande dès qu’elle nourrit des médias véhicules d’actualité dont le sens est altéré plus qu’éclairé dans sa confrontation au passé ? Le terreau de la croyance est bien plus fertile aux sombres desseins des oppresseurs que le savoir raisonné de l’histoire.
Mais l’histoire du monde et de l’humanité ne peut être écrite que par des hommes de ce monde ; et cette réécriture du passé ne peut prétendre qu’à s’approcher du discours de la vérité, l’oubli, plus ou moins consenti par l’historien gommant nécessairement sa part de vérité.
La mémoire n’est-elle pas là pour compenser l’injustice apparente de l’oubli historique ? … à la condition expresse que la confusion histoire-mémoire soit écartée !
Pour bien discerner les enjeux politiques, au sens large du terme, de cette posture l’exemple de la seconde guerre mondiale conviendrait.
A l’intérieur du phénomène guerre porté à l’échelle du monde, la France a traversé la conflagration planétaire dans une déchirure antagoniste de la collaboration et de la Résistance avec tous les degrés déployés d’un bord à l’autre.
L’histoire retrace ces années de guerre en écrivant la réalité de ces engagements ennemis, en disséquant leurs causes proches ou lointaines, en identifiant des effets conséquents dans les périodes suivantes, des ricochets historiques dans les positionnements respectifs des grands courants d’opinions dans les conflits coloniaux par exemple.
La mémoire, quant à elle appartient aux groupes constitués par les acteurs directs et par la filiation idéologique perpétuant leur souvenir. C’est ainsi que tout naturellement vont se constituer des mémoires antagonistes opposant sans concession possible les nostalgiques de Pétain qui vont fleurir la tombe de leur héro et les tenants de la mémoire de la Résistance dont la légitimité de l’engagement ne saurait être mise en cause.
On retrouve les mêmes oppositions mémorielles à propos de la guerre d’Algérie dans le débat toujours aigu sur la date de commémoration de la fin du conflit. Les livres d’histoire peuvent témoigner de l’évolution lente de l’approche du phénomène historique qui saluait jadis l’œuvre civilisatrice des colons, avant de souligner l’oppression de l’exploitation coloniale des ressources et des peuples et plus récemment de reconnaître toutes les exactions d’où qu’elles viennent ; la reconnaissance officielle très récente de la répression sanglante de la manifestation des algériens du 17 octobre 1961 à Paris par la police de Papon en est une autre illustration.
Les historiens sont les artisans de la vérité en écrivant l’histoire, la recherche, le recoupement, la confrontation des traces sont leurs outils au quotidien. Et ils ne doivent pas se priver de la matière des organisations mémorielles.
Les gardiens de la mémoire n’ont pas de tâche moins noble que les historiens ; elle est seulement différente et complémentaire. Les acteurs du temps qui font l’histoire ont droit à la préservation du souvenir de leur action. Les historiens se chargeront de leur contribution au sens de l’histoire. Les organisations mémorielles sont en charge de la préservation du sens de l’engagement qui fait l’action, de ce que d’aucuns appellent parfois la Cause.
L’artisan de la mémoire ne doit pas se départir de parti-pris au risque de trahir la Cause de l’objet mémoriel dont il assure la conservation et la promotion. De ce fait la mémoire de la Résistance doit bien caractériser les forces antagonistes du conflit pour respecter la nature et le sens du combat dont elle conserve le souvenir.
Autant l’histoire doit se garder de la subjectivité du sujet historien qui l’écrit, autant la mémoire doit voiler la vision d’un réel passé d’une neutralité  qui l’amputerait de ses ressorts.
Les mémoires sont nécessairement plurielles, différentes, concurrentes ou antagonistes.
La mémoire, pour être juste, doit s’installer dans une quête d’absolu tout comme l’histoire dans celle de la vérité. Dans un cas comme dans l’autre il s’agit bien de quête, de visée ou d’objectif dont on sait qu’ils ne seront atteints que dans la limite de l’exercice, la limite des hommes qui s’y consacrent.
Là où l’attention doit être portée pour préserver la sincérité du geste et le respect de son objet c’est dans la posture des acteurs.
L’historien a sa place et doit la revendiquer pour lier les trois temps en traçant le passé au présent qui était déjà le futur d’hier.
Le travailleur de la mémoire a aussi sa place et doit l’occuper pour tricoter les trois fils du temps en préservant la connaissance du passé au présent qui est déjà le passé de demain.
Quant au politique, quand bien même il serait historien ou militant de la mémoire, sa tâche première serait peut-être de respecter ces deux domaines pour ce qu’ils sont sans en instrumentaliser l’usage. Que l’histoire ou le travail de mémoire comportent des enjeux politiques, c’est indéniable, mais ce sont les historiens et les militants de la mémoire qui en sont comptables. Les politiques, en administrateurs du présent comme en projeteurs d’avenir peuvent beaucoup apprendre de l’histoire, ils peuvent aussi s’inscrire dans le parti pris que des causes mémorielles font vivre, mais en se gardant bien de la confusion des genres et des rôles. Si jamais la tentation est grande de se servir des autres, la première précaution à prendre serait de les servir d’abord.
C’est la même exigence de clarté et de respect  qui peut être posée aux historiens et aux militants de la mémoire pour ce qui concerne leur éventuel engagement politique. Chaque individu voit les différentes facettes de son engagement citoyen, social ou professionnel traversées par le même fil idéologique s’il est cohérent, sans pour autant se servir de la force de l’un pour compenser les lacunes d’un autre.



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