mardi 15 janvier 2013

Numér' hic à l'école


Dans le numéro qui vient de paraître la revue syndicale du SNUipp, "Fenêtres sur Cours" consacre son grand interview à la question du "numérique", désormais installé à l'école comme dans la vie et à son impact sur les apprentissages.
La question est d'autant plus intéressante que l'intrusion des outils numériques dans la vie a suivi des chemins chaotiques  souvent bordés de difficultés pour les travailleurs. Ces derniers ont été profondément affectés dans leur exercice professionnel pour la génération de transition. Le temps nécessaire à l'inclusion du nouveau monde relève à la fois un temps long pour l'appropriation d'un contexte opérationnel fondamentalement différent et du temps court dans la confrontation brutale avec de nouveaux outils bousculant les processus de production ou de service.
Dans le monde de l'école le changement a été beaucoup plus complexe à conduire.
Pour ce qui est des "travailleurs de l'éducation", tout au long des trente années de la transition que nous venons de vivre, de multiples phases d'adaptation ont été nécessaires. Depuis les tout premiers temps où il fallait surmonter les appréhensions dans un espace professionnel où il était toujours possible de reporter à demain la confrontation au changement, jusqu'à l'intégration banale d'aujourd'hui, les processus de formation évoluant au fil du temps ont été nécessaires. Des phases de découverte et de "dressage" des machines rebelles jusqu'aux simples usages de systèmes dans la conception desquels tout (ou presque) a été pensé pour dégager l'usager des contraintes fonctionnelles des machines. Les nouvelles générations d'enseignants font l'économie de cette route chaotique  et c'est très profitable au vu de l'expérience des trois décennies de la transition au cours desquelles la plupart des acteurs de l’éducation ont été plus souvent en situation de subir que d'agir en co-acteurs du changement.
Tout le monde y va de son couplet, collectivités en charge des écoles pour l'équipement, administration pour orienter les usages, parents pour accompagner jusqu'à la maison...

Les parents, pour leur part ont accompagné ce changement dans le grand désordre lié à l'inégalité d'accès au monde numérique combiné à la pression d'une jeunesse née avec lui. Les différentes formes de fracture sociale n'ont pu qu'accroître un différentiel de bénéfice apporté aux enfants dont l'école s'est trouvée seule modératrice. Les épiphénomènes associés à la profusion des objets dont le marché s'est emparé en quête de nouveaux profits (téléphones portables, baladeurs numériques, etc) sont autant de points d'alerte sur la complexité de l'appropriation de nouveaux outils au profit du développement personnel et social plutôt qu'au bénéfice économique des marchands.
La "révolution numérique", en beaucoup de points comparables à celle de l'imprimerie du temps de Gutemberg n'est pas encore arrivée au point d'équilibre bénéfices-risques que l'humanité gagnera. Il suffit d'en observer les convulsions tant au niveau local de notre petit monde qu'à celui plus large des peuples de la planète où doivent cohabiter aujourd'hui les inventions machiavéliques à l'usage des traders de la bourse, celles plus humainement intéressantes qui servent la santé, et l'exclusion des hommes par centaines de millions qui cherchent toujours l'accès vital à l'eau, souvent partagés entre la violence des armes et de la faim.
Dans le tumulte de ce bouleversement les enfants sont trop souvent réduits à l'état de marchandise, de matière première qu'il faudrait "former"... Pourquoi, et pour quoi faire ? La question mérite d'autant plus d'être posée aujourd'hui que notre société malade, en quête de présent plus que d'avenir laisse trop volontiers les "politiques" orienter leur vie sans en partager les clés. Au prétexte du "modernisme" ou d'un "progrès - boîte noire" le monde est invité à se laisser porter sur la vague d'un changement tout entier orienté vers la contention des intelligences, dans une nouvelle ère d'asservissement des êtres et des consciences. Les pressions économiques, combinées au retour en force de l'irrationnel et du religieux forment l'encadrement de cette transition qui voudrait faire passer l'humanité de l'oppression par le travail et la pression physique qu'il impose au joug de la pensée bornée par les médias et les outils de "l'intelligence artificielle" (TF1, Google et MacDo réunis...).
N'aurait-on pas besoin aujourd'hui de faire éclore un nouveau Siècle des Lumières . Ne faut-il pas espérer des enfants des écoles d'aujourd'hui que sortent les nouveaux Montesquieu, Voltaire, Diderot, Beaumarchais, Condorcet, ou D'Alembert en mathématiques, en physique générale et en astronomie, Lavoisier en chimie,  ou Buffon ou Rousseau ? 
C'est alors que Les Glucksman, Bernard-Henri Lévy ou Luc Ferry retrouveraient le rang de leur nature, celui des courtisans malmenés par l'histoire.
Comme le Siècle de Lumières avait fertilisé le terreau des révolutions, un nouveau "siècle des Lumières" est peut-être le passage obligé des prochaines révolutions dans un monde où le numérique a fondamentalement modifié les processus d'apprentissage et de production dans tous les domaines de la vie. 

La France est riche aujourd'hui de nombre de chercheurs dont les travaux secouent les chaînes des idées reçues et de la pensée unique. L'entretien accordé par Olivier HOUDE à "Fenêtres sur Cours" en est une belle illustration. 

Ci-dessous reproduction de l'article publié dans "Fenêtres sur Cours" n° 378 du 14 janvier 2013.


ENTRETIEN AVEC Olivier HOUDE, Professeur de psychologie du développement de l’enfant
«Combiner les intelligences numérique et littéraire»
Le livre que vous avez coécrit donne l’avis  de l’Académie des sciences sur l’effet des  écrans sur le cerveau des enfants*.  Comment a-t-il été élaboré?
Le secrétaire perpétuel, Jean-François Bach, a réuni très  régulièrement durant deux ans un groupe de travail dont  je faisais partie aux côtés notamment de Pierre Léna,  cofondateur de La main à la pâte, et de Serge Tisseron,  psychiatre. Nous nous sommes engagés dans une  réflexion intense pour apporter aux parents, éducateurs  et responsables politiques un avis détaillé sur l’usage des  écrans de tous types par les enfants et déjà les bébés : télévisions, vidéos, ordinateurs, téléphones mobiles et  smartphones, tablettes numériques tactiles, etc. Cet avis  repose sur les connaissances les plus à jour des neurosciences cognitives et de la psychologie expérimentale,  mais également sur l’analyse des médecins.
En quoi les écrans modifient-ils le  fonctionnement du cerveau?  
La pratique de certains jeux vidéo améliore les capacités  d’attention visuelle : identification de cibles, flexibilité,  attention simultanée à plusieurs choses, prise de décision  rapide. L’usage des écrans, qu’il s’agisse de jeux ou d’exploration sur Internet, améliore l’intelligence rapide et  ‘fluide’ du cerveau. De leur côté, les laboratoires de  sciences cognitives ont conçu des logiciels pédagogiques  spécifiquement adaptés aux règles de fonctionnement  du cerveau. Pour préparer la lecture par exemple, un  logiciel ludique d’apprentissage des associations entre  graphèmes (lettres) et phonèmes (sons), ‘Graphogame’,  a révélé son efficacité et son impact sur le cerveau dès  l’école maternelle. Pour corriger la dyslexie, il existe aussi,  depuis peu, une application iPad/iPhone d’espacement  de lettres qui aide à lire correctement. Dans le même  esprit, un logiciel ludique et éducatif ‘La course aux  nombres’ a été conçu afin d’aider les enfants en calcul.
Quels sont les effets bénéfiques ou  délétères que vous avez pointés?
Le positif correspond à l’exercice d’une pensée rapide  et fluide, assortie de la facilité d’explorer beaucoup de  possibilités virtuellement, ce qui peut aider au raisonnement hypothético-déductif sur le monde. Le risque  est que ces avantages cognitifs s’accompagnent d’une  pensée qui deviendrait, pour le coup, trop rapide,  superficielle et excessivement  fluide : la ‘culture du zapping’,  associée à un ennui profond et un  désintérêt – à l’école notamment  – pour tout ce qui ne relève pas  de cette forme de culture. Des  études montrent que l’usage d’Internet appauvrirait la mémoire :  les jeunes retiennent plus les  accès (les liens sur les moteurs de  recherche comme Google) que  les contenus eux-mêmes et leur  synthèse. Enfin, il y a des effets  délétères sur la santé en cas de  pratique excessive des écrans : manque de sommeil, risques accrus de troubles de la  vision, manque d’activités physiques et sociales réelles,  passivité et (ou) incitation à la violence, etc.  
Peut-on tirer de vos travaux des  recommandations pour les parents et les  éducateurs?  
L’enjeu est de préserver une forme d’intelligence et de  mémoire plus lente, profonde, linéaire et ‘cristallisée’  ou fixée comme l’était la pensée littéraire depuis la  révolution de l’imprimerie. Il faut apprendre aux  enfants d’aujourd’hui les deux formes d’intelligence  combinées, numérique (plus rapide, fluide) et littéraire.  S’ils parviennent à jongler avec les deux, ils feront des  merveilles ! Dans l’avis, nous formulons des recommandations pour adapter la pédagogie aux âges de l’enfant  et lui apprendre l’autorégulation face aux écrans, tant  pour son développement cognitif que pour sa santé.  Un module de La main à la pâte, élaboré conjointement,  propose des applications pratiques pour réaliser cette  éducation en classe à travers une initiation aux sciences  du cerveau et à la psychologie**. Par exemple, dans  une séance consacrée à l’attention, on apprend aux  enfants du primaire à contrôler leurs automatismes : inhiber une réponse motrice impulsive (ne pas cliquer  ou ne pas appuyer) face à certaines stimulations présentées à l’écran.
Propos recueillis par Alexis BISSERKINE
*Bach, J.-F., Houdé, O., Léna, P., & Tisseron, S. (2013). L’enfant et les écrans. Un avis de  l’Académie des sciences. Paris: Le Pommier.**Les écrans, le cerveau et l’enfant. Un projet  d’éducation à un usage raisonné des écrans pour l’école primaire.18 séances pour les cycles 2  et 3. La main à la pâte, Le Pommier.

Olivier HOUDE est un ancien instituteur, aujourd’hui professeur à l’université Paris Descartes et directeur du laboratoire de psychologie du Développement et de L’éducation de L’enfant  (LAPSYDE, CNRS) à la  Sorbonne.

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