lundi 10 avril 2017

Bienheureux

Quelques paroles qui redonnent à la culture la raison d'être populaire...

Redonnons du souffle à la culture populaire !
L’écrivain Régis Debray et le plasticien Ernest Pignon-Ernest veulent contrer le séparatisme social, qui creuse le fossé entre ceux qui ont accès à la culture et ceux qui en sont dépourvus, en alliant artistes, intellectuels et syndicalistes.

Qu’il soit permis à un écrivain et à un plasticien, citoyens non inscrits, de vouloir relancer un dialogue depuis trop longtemps interrompu, entre les mains à plume et les mains à outils, entre les salariés d’un côté, les intellectuels et artistes de l’autre. Pas seulement par fidélité aux souvenirs du Front populaire et de la Libération, qui ne sont pas que légendes dorées, car c’est un fait : quand le mouvement ouvrier et les avant-gardes opposent un front commun aux égoïsmes de classe et à la xénophobie, quand le domaine de l’imaginaire et de la création rejoint celui des dignités revendicatives, c’est alors que se produisent des changements de fond dans la société. Mais d’abord par refus d’un monde où le tout-à-l’image et le tout-à-l’ego plongent dans le noir les collectifs qui n’ont plus droit à l’existence, un monde où l’obnubilation du gagnant et du rentable voudrait réduire la culture populaire à un consumérisme passif et sans débat. La diminution du temps de travail (onze ans sur une vie entière, en l’espace d’un demi-siècle), jointe à l’allongement de l’espérance de vie, ouvre un nouveau champ d’émancipation possible. Mais à quoi bon cet élargissement des loisirs si le salarié est laissé seul devant sa télé-réalité et le cadre sup avec les siens à l’Opéra de Paris ? Cette forme édulcorée d’apartheid n’est pas digne de la République qu’ont rêvée, et largement inaugurée, les Jean Zay, André Malraux, Jean Vilar ou Antoine Vitez.
Où sont les comités d’entreprise ?
On nous dit que l’entreprise est le cœur battant de nos sociétés. Gloire aux chefs d’entreprise et aux plus grands, mille mamours. Gloire aux fondations d’entreprise, inlassablement démarchées par une puissance publique aux abois, qui tend la sébile. Mais où sont donc passés les comités d’entreprise ? Ceux qui, dans les années 1970 et 1980, invitaient les peintres et les romanciers, finançaient modestement certains spectacles et amenaient au théâtre ou au ciné-club leurs abonnés ? Plus de la moitié des élus aux comités d’entreprise, et c’est bien heureux, sont des femmes. Mais une entreprise sur deux n’a pas en France de lieu de rencontre et d’ouverture sur le dehors.
Nous n’oublions pas les chômeurs, les migrants. Et nous savons bien qu’à l’ère numérique les mots " travail " et " culture " n’ont plus le même sens qu’en 1936 ou 1950. Mais, à gauche même, le sociétal en est venu à occulter le social, et l’invocation des valeurs, le soutien aux pratiques. La loi du marché a dévitalisé les associations d’éducation populaire, les groupes d’amateurs, tout ce qui faisait passerelle, en marge de la bourgeoisie, entre les " œuvres capitales de l’humanité " et " le plus grand nombre possible de Français " (Malraux). Et quand on se perd de vue, les stéréotypes prennent le dessus. Comme s’il n’y avait chez un bon quart de la population française, oublié et négligé, que des racistes, des beaufs et des violents. N’en croyons rien. L’histoire du siècle nous raconte autre chose.
Aussi participerons-nous, avec espoir et soulagement, à l’initiative prise par Philippe Martinez, secrétaire général de la CGT, et Jean-Claude Mailly, secrétaire général de FO, de réunir le 29 mars, à la Bourse du travail de Paris, les créateurs de singularités et les artisans du quotidien, les expériences et les projets, qu’il s’agisse de cinéma, théâtre, photographie, lecture, musique ou arts plastiques.
Les syndicalistes s’occuperaient seulement des salaires et des retraites, les intellectuels, de leur promo et de leur carrière ? Chacun chez soi, et les vaches seront bien gardées ? Non. Dans l’Amérique de Trump, peut-être, mais pas dans une République " indivisible, laïque, démocratique et sociale ", digne de ce nom, pour autant que la formule soit plus que l’oblique génuflexion d’un candidat pressé. Il n’est que temps de reprendre le fil d’une fraternité trop oubliée.

Par RÉGIS DEBRAY et ERNEST PIGNON-ERNEST.
© Le Monde

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