mercredi 24 février 2016

D'enjeux d’apprentissages… en jeu d’apprentissage !

Daniel Balavoine chantait...

Qui ose dire qu'il peut m'apprendre les sentiments
Ou me montrer ce qu'il faut faire pour être grand
Qui peut changer ce que je porte dans mon sang
Qui a le droit de m'interdire d'être vivant
De quel côté se trouvent les bons ou les méchants
Leurs évangiles ont fait de moi un non croyant

La vie ne m'apprend rien
Je voulais juste un peu parler, choisir un train
La vie ne m'apprend rien
J'aimerais tellement m'accrocher, prendre un chemin
Prendre un chemin

Mais je n'peux pas, je n'sais pas
Et je reste planté là
Les lois ne font plus les hommes
Mais quelques hommes font la loi
Et je n'peux pas, je n'sais pas
Et je reste planté là

A ceux qui croient que mon argent endort ma tête
Je dis qu'il ne suffit pas d'être pauvre pour être honnête
Ils croient peut-être que la liberté s'achète
Que reste-t-il des idéaux sous la mitraille
Quand les prêcheurs sont à l'abri de la bataille
La vie des morts n'est plus sauvée par des médailles

La vie ne m'apprend rien
Je voulais juste un peu parler, choisir un train
La vie ne m'apprend rien
J'aimerais tellement m'accrocher, prendre un chemin
Prendre un chemin

Mais je n'peux pas, je n'sais pas
Et je reste planté là
Les lois ne font plus les hommes
Mais quelques hommes font la loi
Et je n'peux pas, je n'sais pas
Et je reste planté là

Je n'peux pas, je n'sais pas
Et je reste planté là
Les lois ne font plus les hommes
Mais quelques hommes font la loi
Et je n'peux pas, je n'sais pas
Et je reste planté là

La vie ne m'apprend rien


Daniel Balavoine chantait bien.

Ce bien beau texte écrit à l’encre de ses blessures dit pourtant tout de la vie dans la lumière du choix contre l’aveuglement de la croyance… de l’idéal vacillant sous la violence, de la mort, des lois, des hommes…
Cette souffrance de l’artiste contemplant le triste spectacle d’une société qui le condamne à l’impuissance se manifeste dans un temps où le monde bascule à corps perdu dans la griserie matérialiste du tout marché, marchandisant jusqu’à la vie des hommes, leurs sentiments, leur santé ou leur éducation… 
C’est dans ce dernier quart du XXème siècle que les observateurs des prochains siècles discerneront peut-être la charnière des civilisations qui s’articule autour du « numérique » accouchant des ordinateurs domestiques dans les années 80.

Tout comme l’invention de l’écriture avait façonné les nouveaux modèles de société pour quelques millénaires, l’invention de l’imprimerie les avaient réformés pour quelques siècles. Avec les séismes guerriers qui accompagnèrent la domination des machines sur la matière au XXème siècle les hommes ont voulu s’improviser maître du monde, de sa nature entière, de ses entrailles jusqu’aux confins d’un univers que seuls quelques intelligences savent bien infini… L’instrumentalisation du vivant a même trouvé son domaine d’excellence avec la notion de « ressources humaines » dont l’usage aujourd’hui n’est plus guère différent de celui du minerai quelconque. On abandonne à leur sort sur le bord de la vie des jeunes et des vieux chômeurs dans leurs quartiers de non-droit comme on noyait il y a peu les galeries des mines abandonnées. Les « chasseurs de têtes » vont de la même façon tenter de discerner l’individu aussi prometteur qu’un gisement de terres rares indispensable à l’industrie de pointe…

Que reste-t-il des belles idées de la philosophie des lumières qui avaient nourri l’esprit de la Révolution et de tous ses ricochets réjouissants jusqu’au milieu du XXème siècle ?
Le monde a bien changé, mais il a toujours changé, et c’est heureux, sous les coups redoublés d’une intelligence humaine qui fut parfois lente à comprendre les effets de ses propres actions.
Le progrès est une notion que les hommes ont inventée pour identifier le nécessaire bienfait des évolutions qu’ils génèrent, et un progrès en chasse toujours un autre. L’invention de la roue a provoqué un véritable feu d’artifice d’inventions et de progrès connexes tout au long des six mille ans qui nous en séparent. On peut évoquer de la même façon la maîtrise des énergies transformées dans les moteurs…

De la machine à vapeur du fardier de Cugnot à la pile à combustible…

Toutes ces activités transformatrices se sont toujours accompagnées d’un vaste espace de réflexion générateur de connaissances. Diffuses, indistinctes et fragiles jadis au temps de la tradition orale, la conservation en devient plus facile avec la trace écrite ; les encyclopédistes en saisiront tout le potentiel…
Tout au fil du temps la maîtrise de la connaissance et l’apprentissage ont été des enjeux structurant des sociétés associant pouvoir et savoir. A chaque organisation sociale correspond son système éducatif ; et l’évolution du nôtre a toujours suivi les transformations de notre société et les choix de son encadrement politique.
La mondialisation ne risquait pas de bousculer la vie de François 1er qui rapportait la Renaissance d’Italie comme aujourd’hui la trouvaille d’une neuvième planète peut autoriser les maîtres du monde à envisager l’universalisation de leur dictature.
L’intrusion du « numérique » à la fin du siècle dernier n’est pas qu’un avatar technologique supplémentaire à l’horizon des sociétés modernes.
Après s’être outillés en prolongeant leurs mains, les hommes d’aujourd’hui outillent l’environnement de leur pensée. Et comme l’imprimerie avait démultiplié l’accès à la connaissance des uns par les autres en démultipliant les traces conservées de leur pensée, la révolution numérique fait exploser les limites de l’espace et du temps au risque de leur confusion.

Chacun voudrait que le fait d’apprendre soit le plus facilement partagé dans l’humanité d’aujourd’hui. Pour le plaisir aussi bien que par nécessité vitale l’apprentissage est devenu tellement commun qu’il est à la société aussi indissociable que l’œuf et la poule. Il ne suffit pas de vivre, il faut aussi apprendre à vivre !

Fracture numérique et fracture sociale, fracture scolaire, fracture politique ou syndicale… L’observation de notre petit monde regorge autant de signes de divisions que de slogans prônant le rassemblement, l’union, le « vivre ensemble » ; et c’est dans ce paysage chaotique que nous allons devoir prendre conscience d’une véritable révolution dans le monde de l’éducation.
Les grands débats d’un demi-siècle en arrière interrogeaient sur l’intrusion de la télévision concurrençant l’école dans le quotidien enfantin…

A la charnière des deux siècles, c’est de l’Internet et de l’infinité de son potentiel qu’il était question alors que l’école venait à peine d’intégrer des apports des médias analogiques de l’image et du son.

Par laquelle de ses innombrables tentacules fallait-il prendre l’hydre numérique par la main pour l’amener à l’école ? Le tableau noir avait à peine pris la couleur de ses craies qu’il le fallait numérique… Des salles informatiques, sanctuaires de la modernité, on était arrivé à sortir quelques ordinateurs par-ci par-là, et parfois une tribu de portables qui ne savaient pas rester longtemps éloignés de leur port d’attache… Certains ministres osent proposer d’enseigner aujourd’hui la programmation comme on l’avait expérimenté avec bonheur trente ans auparavant avec le langage Logo pour piloter la tortue…

Nous ne sommes pas venus à bout de l’intégration du numérique dans un usage pédagogique global et c’est dans une certaine confusion que les outils informatiques imposent leur présence et leurs caprices à un monde scolaire encore calé sur ses pupitres à encriers.
L’e-éducation est encore à penser pour intégrer des pratiques exigeantes en matière de formation au-delà de la connaissance clavier-souris-bureautique dont les adultes étaient encore il y a peu maîtres avant leurs rejetons.
Or une nouvelle étape démarre sans que l’école tout comme la société qui l’entoure n’y soient du tout préparées :  c’est le « mobile-apprentissage ». Nous passons du E-learning que nous explorions il y a vingt ans au M-learning dans un présent peuplé d’objets connectés, smartphones, tablettes numériques… Et le passage entre ces deux modèles n’a rien d’anodin quand on observe l’évolution du tableau numérique interactif à l’ardoise numérique.
La connaissance et les réflexions associées portée par la chose migrent hors de l’école pour se loger dans un grand n’importe où…

Le savoir est dans la poche ! Pas nouveau, me direz-vous, quand certains se souviennent du partage de la connaissance avec le grand-père adossé à l’écorce grise d’un vieux chêne pour casser la croûte au champ à quatre heures… Mais si, dans un monde aujourd’hui sans grand-mère, c’est de solitude qu’est faite la rencontre avec le savoir comme c’est de solitude qu’est faite la rencontre avec les autres par écran tactile et poucette interposés.

Le nouveau siècle se masque du collectif qu’il vomit sur l’autel de l’individualisme, valorisant l’ego et réduisant la conjugaison du verbe être – et encore plus celle du verbe avoir- à la première personne du singulier, en bricolant des réseaux dits « sociaux » qui sont les premiers fossoyeurs du véritable lien social, celui qui fait des autres le meilleur de soi.

C’est là que l’Ecole est en grand danger du côté de ses élèves comme du côté de ses maîtres… Le savoir se construit bien plus qu’il ne se partage, mais il ne se construit guère sans partage. Et comme je penche un peu pour Aristote, il me semble que le petit d’homme a besoin d’être un « animal social », même et même surtout en apprentissage pour qu’il devienne « animal politique » pour faire société dans la cité ; tout sauf la solitude et l’optimisme raisonné fera mentir Rousseau qui voyait trop la société corrompre et pervertir les siens.

Où et quand, comment accéder à la connaissance ? Dans quel collectif d’apprentissage ? … et sur quelle ligne méthodologique ?

De la co-construction des savoirs, du tutorat, de l’expérimentation, de l’immersion, du durable ou de l’éphémère… que reste-t-il de la cathédrale des programmes et des instructions officielles quand les élèves ont accès aux pages des missels, des bibles et des corans dans le plus grand désordre sans passer par l’habillage des enfants de chœur en sacristie ?
Dans le monde d’aujourd’hui, tous les livres deviennent sacrés… sacrément muséifiés quand les nouvelles tendances visent à « gamifier » (barbarisme de la copie du modèle du jeu vidéo, le video-game), à « ludifier » les apprentissages en divertissant les apprenants…
On va où dans tout ça ? il faut être ministre ou député pour croire qu’il suffit d’apprendre à lire, écrire et compter !
A quelle échelle on pense l’école de la micro communauté locale à l’entité nationale ?
Quel sens revêt le triptyque Laïque, Gratuite et Obligatoire ?
Les manuels devenus numériques ne sont-ils que des livres numérisés ?
Ne faut-il pas, sans l’abandonner, dépasser le stade macro-encyclopédique universel de l’Internet pour replonger dans un monde de microparticules élémentaires avec des applications mobiles, objets ne valant plus que par l’accès qu’ils procurent provisoirement à un contenant ou à un contenu spécifique à destination d’un usager aussi inconnu qu’hypothétique ?
Qu’est-ce que j’apprends à dire, à lire et à écrire ?

C’est désormais le sens qui est en danger dans un corpus d’objets disparates interconnectés et dont personne ne serait en capacité de dérouler l’écheveau des liens.
Aujourd’hui Rémi a payé le caramel qu’il a offert à Colette en approchant son smartphone du monnayeur du distributeur automatique… C’est quoi la monnaie dans l’échange ? Cette dématérialisation des choses institue une nouvelle « boîte noire » qui peut être fatale dans un processus d’apprentissage en faisant obstacle à la construction de la connaissance qui est toujours affaire de liens entre objets identifiés. N’assiste-t-on pas déjà à un grand décrochage d’une masse s’échinant jusqu’au renoncement face à des obstacles inexistants pour l’élite ? Il y a une certaine urgence à répondre avant que le numérique qui s’invite à tout moment de notre vie ne s’insinue dans notre corps en co-pilote au prétexte d’en démultiplier le potentiel…

C’est donc bien une nouvelle ère de la lecture et de l’écriture dont il va falloir dessiner les contours et les contenus pour que l’éducation sous toutes ses formes et tous ses acteurs en toutes circonstances, familles, institutions publiques, et apprentis de tous âges puissent architecturer leur société du prochain siècle rassasiée de liberté, de justice, de partage et de paix. Un monde dans lequel ils pourront parodier la chanson de Daniel Balavoine :

La vie m’a tout appris…

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