vendredi 6 novembre 2015

D'ailleurs

Charlotte DELBO, rescapée d’Auschwitz et Ravensbrück écrivit un poème admirable de vérité à-propos de son passage par "l'ailleurs" des camps de la mort..

QU’ON REVIENNE D'AUSCHWITZ OU D’AILLEURS… 

Qu'on revienne de guerre ou d'ailleurs 
quand c'est d'un ailleurs 
aux autres inimaginable 
c'est difficile de revenir. 

Qu'on revienne de guerre ou d'ailleurs 
quand c'est d'un ailleurs 
qui n'est nulle part 
c'est difficile de revenir : 
tout est devenu étranger 
dans la maison pendant qu'on était dans l'ailleurs 

Qu'on revienne de guerre ou d'ailleurs 
quand c'est d'un ailleurs 
où l'on a parlé avec la mort 
c'est difficile de revenir 
et de reparler aux vivants 

Qu'on revienne de guerre ou d'ailleurs 
quand on revient de là-bas 
et qu'il faut réapprendre 
c'est difficile de revenir 
quand on a regardé la mort 
à prunelle nue 
c'est difficile de réapprendre 
à regarder les vivants 
aux prunelles opaques

Au-delà de l'expérience singulière de Charlotte Delbo ressortie de l'enfer des camps nazis, rare rescapée d'un autre monde étranger à l'humanité, la leçon qu'elle nous enseigne dans ses vers a une portée bien plus générale sur la capacité des hommes à faire société et sur les obstacles insurmontables à dépasser pour celles et ceux qui sont passés par "ailleurs"... des histoires d'exclus... des histoires de victimes... des histoires de vies.

Dans une société qui fait de la solidarité un slogan permanent, qu'en est-il du sort réservé aux réfugiés et aux migrants ?
Dans une société qui fait de la solidarité le hochet du pouvoir, qu'en est-il du sort des travailleurs kleenex congédiés aussi brutalement de l'entreprise qu'ils seront sitôt réduits au numéro de leur catégorie de sans emploi au pôle du même nom ?
Dans une société qui faisait de la liberté le premier principe de sa devise, qu'en est-il du sort de celles et ceux qui ne vivent que sous l'oeil noir des caméras de surveillance, ou pire des kapos des vigiles d'un argent Roi, d'autant plus fondé à se méfier des pauvres qu'il les fabrique à ne plus que savoir en faire.
Dans une société qui clame l'égalité, qu'en est-il des enfants à qui l'école ne propose plus que celles de leurs "chances", pour mieux les convaincre très tôt que la réussite de leur vie ne se joue qu'à la loterie de ses origines, secoués dans les tamis des garants d'un ordre immuable.
Dans une société qui affiche d'autant plus facilement sa fraternité qu'elle applaudissait hier à l'écroulement du "mur de Berlin-rideau de fer-mur de la honte", qu'en est-il du sort des emmurés d'aujourd'hui, de Palestine ou d'ailleurs auxquels tous les de Dans ferme la porte de leur monde à tous les de Hors,

La justesse dramatique du propos de Charlotte Delbo sur le retour rescapé de déportation éclaire d'un jour cru la difficulté des millions de celles et ceux qui, relégués dehors par quelques aléas de la vie, en deviennent étrangers à leurs semblables, d'autant plus méfiants et suspicieux qu'ils sont incapables de les comprendre, de prendre avec eux la mesure de l'éloignement pour ouvrir une voie au retour.

Vivre ensemble ? C'est tellement confortable quand on réduit la chose au côte-à-côte, en cultivant le dogme de la mixité et de la diversité préservée du maître et de ses serviteurs !

L'humain d'abord... pour peu qu'on le chante, paroles et musique de l'Internationale, ça pourrait changer le monde, maintenant !

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