mercredi 13 février 2019

Invisibles

De toutes les critiques que j'ai lues, aucune ne renvoie vraiment le sentiment que notre petite compagnie partageait hier soir à la fin de la projection ;  tous là, assis, silencieux, n'osant se lever pour partir, les regards muets...
Nous étions au cinéma bien sûr, et à l'écran des comédiens surtout comédiennes vraies, derrière l'écran un Louis Julien Petit qui fait du cinéma courage... Des portraits tout droit sortis sous la plume de Twain ou du crayon de Daumier, ou du pinceau de Makovski...
D'ailleurs dans sa critique du Nouvel Observateur, Jérôme Garcin y croit presque : "...A la fin, ces invisibles, presque toutes non professionnelles, rayonnent. Pour un peu, on y croirait..."
Et bien oui, la réalité transpire tellement sous la fiction qu'on se croirait presque dans un documentaire ! Et Jérôme Garcin va un peu plus loin que beaucoup d'autres critiques quand il dit "pour un peu on y croirait"; le voilà proche de l'aveu : ce film donne à voir la réalité d'une société de grande souffrance que les élites qui en génère la croissance ne veulent pas voir, pas entendre, sans en parler jamais... Car mettre des mots, des paroles ou des images sur les choses reste la meilleure façon d'en souligner l'existence.
Chez Garcin, c'est le "presque" qui est de trop !
Un centre d’accueil pour femmes SDF qui va fermer, des travailleuses sociales, en galère il faut ramer dans la tempête...
La galère de ces femmes n'est pas une fiction, celles et ceux qui sortent de la projection des "Invisibles" le soir au Forum des Halles vont voir avec leurs pieds les femmes couchées là entre cartons et couvertures, couvant le cabas gros de toute leur fortune...
Les fonctionnaires commis aux expulsions et leur cohorte d'armures sombres et de pelle mécanique rasant un campement pour rendre les sans-abri à leur vraie nature en soulignant le SANS font aussi que la réalité rattrape la fiction...
Le cœur gros des bénévoles est aussi là...
Le cinéma ne nous porte jamais à la frontière ténue de la réalité et de la fiction bien loin du cœur de l'humanité -ou de l'inhumanité-.
Sommes-nous si loin des régimes autoritaires de pacotille qui tendent des tentures maquillant la réalité de la misère qu'elles cachent le long du trajet des convois présidentiels ? En sommes-nous si éloignés quand dans la France de 2019 un président dit de la République ne peux pas se déplacer dans un village de province sans l'avoir vidé de sa population et bouclé d'une ceinture policière ?
En sommes nous si loin quand des élus dits de la République acceptent de se poser dans un parking éloigné avant de passer un contrôle de sécurité pour rejoindre en bus le gymnase d'un "grand débat" ?

Sommes nous si loin des mascarades de guignol en scène dans la fenêtre de son castelet ?
Mais la vraie vie reste là, enracinée dans l'histoire de la misère qu'elle endure pendant que les élites, élevées hors-sol dans la culture hydroponique sous serre des grandes écoles et de la banque parlent, parlent, parlent, sans rien vouloir voir, sans jamais rien vouloir entendre.

Emmanuel Macron n'avait-il pas promis qu'il allait éradiquer la tâche urbaine des sans-abri...
Ne pourrait-on pas l'inviter à se poser devant les "invisibles" entre deux SMS à Benalla ou après le tweet relayé par la télévision ce matin à propos du boxeur incriminé dans les violences des manifestations de Gilet Jaunes :
"...Le boxeur, la vidéo qu'il fait avant de se rendre, il a été briefé par un avocat d'extrême gauche [...] Ça se voit ! Le type, il n'a pas les mots d'un Gitan. Il n'a pas les mots d'un boxeur gitan".

Dans quelle République sommes-nous pour supporter de tels propos présidentiels le jour où le gouvernement veut imposer dans les classes des écoles de France les drapeaux de notre République et de l'Europe réunis avec l'affiche des paroles de la Marseillaise ? 
J'y verrais mieux la déclaration universelle des droits de l'homme dont chacun des 30 articles après le préambule pourrait faire l'objet d'une leçon de morale civique de la maternelle à l'université pour entamer chaque semaine de l'année scolaire au plus grand profit des citoyens en formation.
On pourrait tout aussi bien en imposer la lecture à l'ouverture de chaque conseil des ministres au titre de la formation continue.

Nous sommes bien dans le monde des "Invisibles", travailleurs, retraités, sans emploi, jeunes, malades ou bien portants, nous sommes bien dans ce monde qui licencie et qui précarise, dans ce monde qui renvoie les retraités à la seule faiblesse de leur grand âge qui en fait des fardeaux de la "start-up nation", qui invite les chômeurs à traverser la rue sans trop regarder à gauche pour trouver les restos du cœur sur le trottoir d'en face, qui trie les gamins à l'école pour éviter une épidémie d'intelligence, qui fait pleurer de joie les pompiers dans leur casque à l'arrivée de l'enfant jésus dans la crèche de l'étable au bord de la route pour la maternité du département d'à côté, qui invite les malades ordinaires à refuser l'acharnement thérapeutique pour libérer plus vite un lit d'hôpital...

Nous sommes bien aussi dans le monde des visibles qui crèvent tous les écrans, envahissent tous les plateaux télés, qui monopolisent tous les micros, tous ces alchimistes de la politique spectacle qui promettent de faire mieux demain sur les cendres de leur échec d'hier... Ils s'imaginent que les invisibles ne voient rien, n'entendent rien et n'ont rien à dire... Chez nos dirigeants on sait faire la différence, on ne mélange pas torchons et serviettes ; d'ailleurs le président est là pour le rappeler quand ils fustige les chaînes d'infos en continu pour s'offusquer que "Jojo avec un gilet jaune a le même statut qu'un ministre ou un député !"...
Un prodige dans la bouche de quelqu'un qui a choisi tant de belles jeunes pousses prometteuses pour l'accompagner à l'Elysée avec Benalla !
Ce mépris crasse, les invisibles l'ont compris depuis longtemps, ils ne vont plus jouer aux petit jeu des visibles les jours d'élection ; ils s'abstiennent, mais n'en pensent pas moins.
Et le jour où les invisibles n'en peuvent plus, et qu'ils tentent de mettre les mots qu'ils n'ont pas sur leurs maux, c'est l'expression de la violence qui fait langage... jusqu'au sommet de l'Etat !

"il n'a pas les mots d'un gitan..." 
D'ailleurs les "gitans" ont-ils seulement des mots dans la part de cerveau disponible que la banque Rothschild a logée à l'Elysée ?

Ah ! si seulement les "gitans" et "Jojo le gilet jaune" étaient invisibles...
... Un rêve en macronie !


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