vendredi 27 mars 2015

Un tiers de siècle après...

Coïncidence !
C'est un tiers de siècle passé depuis qu"en 1981 la gauche française arrivait au pouvoir avec l'élection de Mitterrand à la présidence de la République sous les couleurs de l'Union de la Gauche...
C'est un tiers de siècle après la première vague de l'informatique "grand-public" que les réseaux dits "sociaux" explosent. Le numérique a depuis ces années là changé l'usage du pouce de l’auto-stoppeur qui tapote aujourd'hui l'écran tactile du smartphone pour trouver son co-voiturage en préparant l'arthrose prochaine du doigt plus court que les autres.
Le temps passé est approximativement celui d'une génération et cette mesure n'a rien d'anodin ; avec ces trois décennies on peut aujourd'hui identifier trois "sous-générations" dont les usages du numérique ont impacté la vie domestique ou professionnelle de différentes façons.
La première phase a encouragé les deux comportement extrêmes vis-à-sis de la nouveauté : l'enthousiasme des plus curieux partant à la découverte d'un "nouveau monde" et à l'opposé l'opposition  craintive à l'inconnu. Entre ces deux pôles la grande masse restait indifférente ou simplement spectatrice amusée de ces nouveaux gadgets.
La seconde a subi l'intrusion du numérique qui bouleverse les pratiques professionnelles et le monde du travail, la troisième s'en accommode en initiant des rapports à la connaissance et des échanges interpersonnels  nouveaux. 
1. De l'élite enchantée d'un nouveau codage
Le codage utile à la commande des composants électroniques réduit la subtilité du langage émotionnel au choix binaire qui ignore l'eau tiède autrement fabriquée qu'avec un assemblage de chaud et de froid. Le vrai c'est un, le faux c'est 0, et si on assemble 2,3,8,32,64 paires du couple 1-0 on va pouvoir représenter des lettres et des mots, des couleurs et leurs nuances et du sens peut-être pour peu qu'on intercale quelques opérateurs logiques entre les valeurs... C'est une autre écriture du monde, différente de celle des Mayas en base 5 ou 20, de celle qui nous fait compter minutes ou secondes en base 60 ou les heures en base 12 ou 24... ou la plupart de nos mesures en base 10.
Il aura fallu l'arrivée de nouvelles techniques permettant la miniaturisation des composants électroniques, des découvertes mathématiques et les développements de l'algorithmique, le développement des théories de l'information, pour que les transformations technique s engagent les transformations des processus de production et par contrecoup de profondes transformations sociales.
Un siècle après ses prémices, six millénaires après l'invention de l'écriture, 13 siècles après l'invention de l'imprimerie en Chine et 6 siècles après Gutenberg c'est une nouvelle révolution de la pensée qui s'opère avec le numérique.
Comme l'écriture avait révolutionné la pensé en générant un prolongement pérenne de la mémoire tout en développant le champ de la pensée abstraite, comme l'imprimerie avait révolutionné l'accès à la mémoire collective et à la connaissance commune par la multiplication massive de l'écrit, la révolution numérique va engager une transformation de la pensée et donc des activités humaines en démultipliant la puissance de calcul et en affranchissant la circulation de l'information de l'espace et du temps.
Il avait fallu des millénaires pour passer  des systèmes de proto-écritures africaines aux écritures alphabétiques les plus évoluées, des siècles pour passer des xylographies chinoises du VIIème siècle aux rotatives de l'imprimerie du XXème. Sans remonter à la Pascaline et à toutes les évolutions mécaniques des trois siècles qui suivent, il n'aura fallu que quelques décennies pour passer des premiers calculateurs du milieu du XXème siècle aux micro-ordinateur des années 80.
Le numérique aura suivi en accéléré des évolutions comparables aux deux grands systèmes révolutionnaires de la pensée que furent l'écriture et l'imprimerie.
Sans qu'il soit certain que cette dimension révolutionnaire soit bien perçue et partagée encore aujourd'hui, c'est dans cette période des années 80 qu'en France la puissance publique avait eu l'intelligence politique d'une impulsion massive (à l'échelle des moyens disponibles !) en lançant le plan "Informatique Pour Tous"... L'école ne pouvait pas faire l'économie du numérique ! Nous étions loin alors en programmant les déplacements de la tortue logo des tableaux numériques d'aujourd'hui... mais il n'y a pas de marche sans ses premiers pas.
2. Au désenchantement de masse de la numérisation
La seconde phase est marquée par la montée en puissance des outils et la généralisation des usages qui s'insinuent désormais dans toutes les activités et débordent du champ professionnel sans la sphère domestique. Cette seconde période voit aussi naître l'Internet et les activités en réseau. C'est la période de la bascule dans les consciences et les prémices de la fracture numérique. Les précurseurs continuent leur marche en avant et forme l'avant-garde du mouvement qui cherche à asseoir dans cette révolution l'idée d'un nouveau rapport aux choses, d'une nouvelle communication, d'une nouvelle société et qui formeront les bases du "monde du libre". Face à ce courant, lointaine réplique des utopies de 1968 qui manquaient de ces outils pour se concrétiser mieux, la puissance capitaliste, dénommées aujourd'hui "le marché", installe l'exploitation d'un nouveau gisement de profits en accélérant les processus de transformation du travail et de l'ensemble des modes de production devenant désormais accessoire des jeux boursiers. Cette appropriation marchande du "progrès" n'a rien d'exceptionnel, elle avait accompagné tous les grands sauts des civilisations passées ; mais la particularité de cette révolution numérique commence à se dévoiler dans sa dimension totalitaire. Cette seconde période est aussi celle de la souffrance pour le peuple des travailleurs sur deux axes majeurs de la transformation. D'une part la nécessaire acculturation passe par un processus de formation qui ne vise le plus souvent qu'à garantir l'usage utile à la production sans que la maîtrise soit intellectuellement construite. C'est un peu comme un siècle plus tôt avec le grand saut de l'école publique qui avait avec Jules Ferry comme objectif premier d'apprendre à lire et à écrire pour satisfaire aux besoins de la révolution industrielle. Ce n'est qu'après que l'instruction publique a été envisagée comme un levier de l'émancipation populaire ouverte même aux filles ! Il n'y a pas si longtemps et pourtant qui s'en souvient en fustigeant les tyrannies intégristes d'aujourd'hui ?
La souffrance de cette phase intermédiaire passe aussi dans le désœuvrement massif et la perte de savoir faire qui accompagne le remplacement massif de l'homme par une machine qui n'est plus la sienne dans les économies les plus développées. Des pans entiers de la société au travail sont déstabilisés par la formidable accélération du machinisme qui conduit certaine patrons à rêver d'un monde sans ouvrier...  Au début du vingtième siècle c'est avec la boucherie de la guerre dite "grande" qui sacrifie plus de 18 millions de victimes (20% de la population en moyenne avec des pertes atteignant parfois plus d'un tiers dans certains pays!) que se règle le problème. Depuis plusieurs décennies c'est la guerre économique qui conduit des cohortes de victimes au chômage et à l'anéantissement social qui a aujourd'hui ébranlé toutes les fondations d'un contrat social patiemment construit au fil d'un siècle de luttes... L'appropriation capitaliste du progrès laisse à sa marge prospérer l'espoir de quelques utopies partageuses, logiciels libres par-ci, coopératives ouvrières par là... Mais le grand manteau de l'économie dite sociale et solidaire se charge de normaliser les turbulences réduites le plus souvent au rôle du "fou du roi". C'est dans cette seconde période que la deuxième génération numérique vit la révolution par le traumatisme préparant l'accouchement de la génération suivante -numérique native- dans la souffrance et la soumission à des usages encadrés.
3. En liberté surveillée avec le numérique natif
La troisième phase du phénomène voit naître un nouveau peuple, celui qui prend l'histoire de la transformation en héritage, le plus souvent sans s'en préoccuper tout absorbé qu'il est à piaffer d'envie devant la vitrine des marchands qui ont imposé leur modèle de consommation avec le catalogue des usages "incontournables" quand l'ÊTRE est réduit à l'AVOIR... et ce n'est pas qu'une question de conjugaison.
Depuis les premiers balbutiements du plan IPT au début des années 1980, l'école est passée par tant de chaos sur le chemin de l'appropriation du numérique qu'aucun des ministres qui se sont succédé n'a fait l'économie d'une réforme à sa façon. Mais nous sommes toujours malgré tout dans la situation batarde d'une génération enseignante en décalage culturel avec la génération enseignée. C'est à ce stade qu'un nouveau processus de dépossession va frapper ; dans la phase précédente c'est la transformation des processus de production qui a fait exploser le monde du savoir-faire. Aujourd'hui c'est la transformation dans l'accès et dans la construction de la connaissance qui fait exploser le monde du savoir. Depuis les prémices d'une humanité sociale, la transmission des trois formes du savoir, du savoir-faire et du savoir-être suivait le fil naturel des générations, chacune enrichissant à son tour le potentiel des précédentes, secouant au besoin le fil de l'histoire avec quelques révolutions coperniciennes. Aujourd'hui la logique verticale est mise à mal avec toutes ses implications hiérarchiques et l'horizontalité s'impose. C'est certainement là que la "fracture numérique" trouve son ressort le plus funeste dans une société qui, non seulement n'a pas conscience de la transformation qu'elle accélère, mais qui vit la transformation en suivant le mode d'emploi des outils de la veille. S'il fallait une illustration à ce phénomène, l'analyse des usages des réseaux sociaux l'apporterait sans conteste (la caricature des pages facebook attachées aux élections départementales réjouirait l’œil canaille de Pierre Daninos !).
La demande de lien social devrait alerter. Curiosité du moment elle intervient à un moment où la communication tous azimuts n'a jamais été aussi facile, le temps et l'espace étant abolis dans un présent universel. Et c'est justement là que le nœud du problème s'appréhende. Toujours plus vite et toujours plus loin transporté, toujours plus individué, l'individu d'aujourd'hui est d'autant plus en quête de l'autre qu'il ne sait plus qu'il l'avait jadis à sa portée de geste, de voix ou d'écrit. Du coup un petit rassemblement de jeunes en bas d'un immeuble devient vite aussi suspect que la circulation d'un promeneur étranger dans les allées d'un lotissement.
Le numérique natif d'aujourd'hui a nécessairement un usage de l'école différent et en se construisant un rapport à l'adulte différent avec l'enseignant et les cohortes d'autres entités encadrantes son fonctionnement social échappe nécessairement aux codes de la génération précédente.
Ces changements ne sont pas ignorés des professionnels de l'enseignement qui depuis longtemps ne sont plus recroquevillés sur la triple fonction d'instituteurs et de professeurs dans la transmission des savoirs, l'apprentissage de savoir-faire et la construction d'une conscience sociale et citoyenne ; ils sont depuis longtemps passés au niveau "méta" de l'apprentissage en travaillant sur la méthode pour "apprendre à apprendre"... Mais cela ne suffit pas au monde d'aujourd'hui dans lequel l'enseignant comme le parent se trouve en concurrence avec un univers dont il ne maîtrise ni les limites, ni le contenu.
S'il ne reste aujourd'hui que quelques centaines d'exemplaires de l'Encyclopédie universelle de Diderot et d'Alembert de par le monde, bien moins que l'imprimerie en avait produit, c'est un produit délimité et appréhensible. Rien à voir avec l'univers infini et mouvant des wikis d'aujourd'hui dans lesquels tout un chacun va puiser des bribes de connaissances plus ou moins avérées pour en faire des constructions intellectuelles qui relèvent plus de l'accumulation que de la combinaison intellectuelle productrice de sens.
Dans l'évolution de l'histoire, le gisement de la valeur s'est déplacé et cette évolution fait peser sur l'homme un impératif de changement dans la dialectique de la pensée et de l'action.

Dans cette dialectique on passe nécessairement du fond à la forme, et, comme l'action réduit ou dépasse la pensée qui l'engage, la forme contraint le fond ou l'enrichit.

4. Des évolutions à maîtriser :

  • Dans la mise en forme : de l'analogique à la numérisation et au numérique natif... Une nouvelle écriture multidimensionnelle... Dans l'accès De la spécificité à la polyvalence du canal... Tournoi de tennis ou concert à Bercy... Concert live, chaîne hi-fi domicile, Streaming oreillette dans le métro... 
  • Dans le gisement de la valeur : du produit au support, à l'usage et à l'accès... Du morceau joué en live, au vinyle ou au CD et au streaming... Vélib ou autolib... Abonnement "Internet"... 
  • Dans l'appropriation du changement : de la méfiance face à l'inconnu, à la fracture numérique et à l'adaptation active... 

Dans l'accès à la connaissance, dans le rapport de l'individu au collectif, et dans la socialisation du savoir, un système complexe s'articule avec trois grands défis à relever


  • L'enjeu de la qualitéLa matière et sa problématique d'écriture de l'expertise d'une élite aux Wikis... On est passé de la chambre noire en studio du photographe au reflex grand public et au smartphone... 
  • L'enjeu de la libertéLes vecteurs - interface et leurs problématiques de logistique, de stockage et de distribution... De la discussion avec le libraire aux robots de Netflix qui alimentent une playlist sur profil d'utilisateur...
  • L'enjeu de l'autonomieLes pratiques et leurs problématiques d'appropriation individuelles ou collectives des apprentissages... Du précepteur au travail collaboratif, au coaching ou au réseau social, l'école passe de l'espoir à la marge.

La diffusion ne se confond pas avec la démocratisation. Dans la jungle du numérique, plafond de verre et murs de l'argent subsistent, une seule chose progresse pour l'instant : la capacité du capital à pressurer jusqu'au plus pauvre pour préserver les plus grosses accumulations de profits (Google, Apple, Amazon, Facebook, Twitter...).

Une petite lecture intéressante avec "la petite Poucette " de Michel Serre... 

"Sans que nous nous en apercevions un nouvel humain est né, pendant un intervalle bref, celui qui nous sépare des année 1970. Il ou elle n'a pas le même corps, la même espérance de vie, ne communique plus de la même façon, ne perçoit plus le même monde, ne vit plus dans la même nature, n'habite plus le même espace. Né sous péridurale et de naissance programmée, ne redoute même plus, sous soins palliatifs, la même mort. N'ayant plus la même tête que celle de ses parents, il ou elle connaît autrement. Il ou elle écrit autrement... Il ne parle plus la même langue... "

Le labeur aussi a muté... 

La société nouvelle ne se dessine-t-elle pas en mille-feuilles stratifiant des couches différentes prisonnières de leur positionnement ? Toujours plus de riches plus riches...
Toujours plus de pauvres plus pauvres...
Toujours plus d'amis (in)connus sur facebook ou de followers sur Twitter...

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