samedi 15 décembre 2018

Violence(s)

2018 s’achève dans l’atmosphère épaisse des fumées mêlées des braseros des ronds-points et des grenades lacrymogènes des boulevards parisiens ; dans le tumulte et le bruit d’une révolte populaire confrontée à un pouvoir politique dont l’indifférence aveugle et sourde tarde à se dissiper derrière l’écran de fumée des violences. 
Cette année s’achève dans un pays où la difficulté à vivre du plus grand nombre crève l’écran du confort théorique des après-midi de jeux télévisés où chacun s’enrichit par procuration… Les Gilets Jaunes, politiquement incorrects, en viennent même à troubler la tranquillité d’une petite minorité des plus favorisés aux terrasses des beaux quartiers.
En deux petites années, depuis son « nulle part ailleurs à l’extrême centre » le macronisme à balayé les grands courants politiques traditionnels à gauche comme à droite, d’autant plus faciles à secouer d’ailleurs qu’ils avaient depuis longtemps rompu les amarres avec le peuple de leur base électorale devenu majoritairement abstentionniste !
La constitution du « monde de Macron » sur les réseaux sociaux rassemblant celles et ceux qui déniaient au clivage gauche/droite toute capacité à structurer le débat idéologique pour le remplacer par un ni gauche/ni gauche a fait la part belle à la tentative de recyclage de quelques figures du néolibéralisme dans un projet fumeux badigeonné de « modernisme ». Sa jeune génération convaincue de tout savoir sans avoir rien appris de la vie se retrouve aujourd’hui face à ceux qui ont tout appris de la vie sans avoir eu le temps de passer par l’ENA, juste par l’école de l’ANPE et des Restos du coeur.
Il n’a pas fallu attendre bien des mois pour décoder une modernité de pacotille qui faisait la part belle aux vieilles recettes du capital dans sa lutte contre le monde du travail : suppression de l’ISF, Loi travail, nouveau CICE, Pan sur le bec des retraités avec la désindexation des pensions et l’augmentation de 25% de la CSG, des services publics déguenillés, etc., etc.
Le divorce consommé d’un peuple de citoyens avec ses élites dirigeantes n’a fait que s’accroître sur le thème de l’injustice et de l’insupportabilité de la misère d’un trop grand nombre, et ce depuis des lustres… Celles et ceux qui dénonçaient cette évolution mortifère se sont toujours vu opposer la nécessité du choix du moindre mal, pour, au bout du compte, se voir imposer le pire.
Les mouvements de colère et les manifestations qui s’enkystent dans « la France d’en-bas » poussent-elles sur un terreau révolutionnaire ? Notre pays est riche dans ce domaine d’une vieille expérience ; et c’est d’ailleurs ce qui en a durci le modèle démocratique de la République, trempé dans les foyers révolutionnaires qui ont émaillé l’histoire de France depuis la Révolution de 1789.
Dans les soulèvements populaires que la France a connus deux constantes sont assez systématiquement repérables.
La première touche à l’amorce du mouvement qui s’articule toujours autour de la mise en cause des deux grands principes de la République de 1792 : la liberté et l’égalité. Aujourd’hui la référence à l’injustice fiscale et aux difficultés sociales exacerbées y fait référence.
La seconde porte sur les conditions du déroulement et du dénouement du mouvement populaire qui ne produit de réel changement qu’avec une forme d’alliance opportune et l’appoint d’une force complémentaire.
Le regard sur les jacqueries du Moyen-Age révèle leur manque de débouché positif faute de soutien apporté à la colère des gueux face à la brutalité de l’oppression religieuse et des répressions seigneuriales…
L’épisode révolutionnaire de 1789, surgissant quelques mois après « la journée des tuiles » du 7 juin 1788 à Grenoble, est emblématique de la jonction des deux composantes du Tiers-Etat dressées face aux ordres privilégiés de la noblesse et du clergé pour qu’enfin, après avoir fait tomber Robespierre, la bourgeoisie s’impose en nouvel ordre dominant tout en renvoyant le peuple des manants à sa misère… sous le joug de ses nouveaux maîtres.
Plus tard les trois épisodes révolutionnaires du XIXème siècle aboutiront aussi à la confiscation de la colère au profit du rétablissement d’un ordre plus réactionnaire profilant le retour à terme de nouveaux soulèvements à l’échéance d’une nouvelle génération. Ce fut le cas en 1830, en 1848 et avec la Commune de Paris fusillée par les Versaillais. Dans tous les cas la politique intérieure de la France est aussi en prise avec les tensions internationales conduisant à des conflits majeurs, la guerre servant d’exutoire aux mains des pouvoirs réactionnaires pour briser les poussées progressistes. Les deux guerres mondiales s’inscrivent dans ces processus de résolution violente des tensions internes et externes.
Cependant, si les grands mouvements populaires ne se résolvent pas directement sous des formes progressistes, ils laissent généralement quelques traces, souvent concédées à terme, dans des mesures qui finissent par s’imposer : le suffrage universel, la limitation du temps de travail ou du travail des enfants, l’école publique, le vote des femmes, la notion de bien public ne sont que quelques exemples de ces conquêtes arrachées à l’autorité des pouvoirs contestés dans le cycle des mouvements populaires : revendication d’un jour n’aboutit parfois que beaucoup plus tard.
Évoquer la Résistance dans la réflexion sur les grands soulèvements populaires que connait ou qu’a pu connaître notre pays est peut-être déraisonnable ; mais… 
En plein cœur de la seconde guerre mondiale, la Résistance, née sous des formes variées, et après avoir rassemblé une grande diversité d’acteurs sur les mêmes objectifs de libération victorieuse du pays et de reconstruction républicaine, avait conçu le « Programme National de la Résistance ».
C’était plus qu’un cahier de doléances, et, en creux, son contenu disait bien les misères qu’il voulait éradiquer et les pertes de liberté et d’égalité qu’il fallait conjurer.
La lutte de la Résistance n’a pas échappé au même modèle de résolution que d’autres crises. Sitôt la victoire assurée et les premiers éléments du Programme du CNR portés dans le cadre législatif, des forces conservatrices se chargèrent d’en réduire la portée tout en se projetant dans la phase finale des aventures coloniales… De la même façon nombre de collaborateurs échappèrent à l’épuration pour être recyclés dans une vie publique oublieuse de leur trahison
C’est ainsi que des Papon, Bousquet, ou quelques autres en réchappent, et pas seulement pour mettre leur trahison à l’abri du jugement, mais pour de belles revanches à l’endroit des mouvements ouvriers…
Et puis vint 1968… Et puis vint 1981… Et puis 83 qui enclencha la grande braderie des conquêtes sociales passée à la moulinette du « pragmatisme »  et du « moins d’Etat » dont les plus faibles ont toujours fait les frais.
Les réseaux sociaux aujourd’hui, colporteurs des temps modernes, structurent maintenant le fonctionnement de la contestation, sa diffusion et ses perspectives.
Et, comme dans d’autres épisodes de l’histoire, la contestation s’affiche dans le naturel de sa posture et de ses codes, bravant tout ce qui peut faire corps aux alentours, fustigeant aussi bien les organisations professionnelles que les mouvements politiques. Elle érige la méfiance en vertu cardinale et n’entend rien qui puisse répondre à ses revendications, d’autant moins d’ailleurs que le vocabulaire et la grammaire de ses préoccupations sont complètement étrangers au langage dominant du pouvoir qu’elle attaque.
C’est en ayant ces quelques éléments à l’esprit que je me hasarde à essayer de comprendre les mouvements actuels, leur conduite comme leur processus de résolution.
Les Gilets Jaunes ne sont ni Communards, ni Résistants ; mais ils partagent avec toutes celles et ceux qui ont un jour monté des barricades l’envie de se défaire d’un carcan de souffrances, de misère et de privations, d’oppressions civiles ou militaires… et ils le font d’autant plus naturellement (maladroitement diront certains qui croient d’autant mieux savoir comment faire qu’ils n’ont jamais fait…) en parlant « chacun pour soi » tout en affirmant paradoxalement leur identité collective. Leur nouveau monde rejetant tout collectif pré-existant (partis politiques, organisations syndicales) les met brutalement face à leur contraire bâti sur les mêmes principes et sur les mêmes réseaux sociaux (Macron s’était voulu étranger aux vieux partis, prophète d’un nouveau monde faisant marcher ensemble tout et son contraire…).
De ce fait le face-à-face entre cette « France d’en-bas » et l’autre « France d’en-haut » ne peut guère que faire court-circuit et étincelles quand elles s’approchent. La violence est une forme de décharge qui va libérer les tensions. C’est là que la « violence » est montrée du doigt, celle des Gilets Jaunes et des « casseurs ». Pour les grands de ce monde et les élites républicaines que les télévisions nous montrent bien maquillés pour masquer leurs vilaines manières, ces gens là sont vulgaires, ils ne présentent pas bien, ils ne parlent pas bien, ils ne respectent rien… 
Mais ce sont celles-là, pauvres ouvrières licenciées, dont Macron ministre disait qu’elles étaient illettrées (conflit des Gad en Bretagne), où ceux-là à qui Sarkozy jouait des coups de mentons et des « Casse-toi pauv’ con ! » dans les allées d’un concours agricole, ou tout le peuple réuni à qui le président Macron disait récemment, sourire condescendant au coin des lèvres : « qu’ils viennent me chercher ! ».
La violence elle-même est condamnable, et tout humaniste doit bien sûr prêcher la paix et des relations humaines empreintes de confiance et de respect…
Mais la chronologie des faits est imparable et permet à tout un chacun de comprendre la relation de causalité qui parfois fait répondre par la violence à une autre violence, plus discrètement exercée peut-être, mais tout aussi insupportable. 
Alors peut-être tout le monde s’accordera pour trouver insupportable qu’on ait saccagé l’Arc de Triomphe… en sachant savoir qui, quand, comment, et pourquoi.
Quant à la sortie de crise, pour qu’une transaction soit possible entre « Gilets Jaunes » et Pouvoir, il leur faudrait trouver le « troisième élément qui viendrait en accompagner un pour l’aider à gagner et rafler la mise après…
C’est peut-être là qu’il faut veiller au grain pour que ce ne soit pas l’extrême droite qui gagne sur le terrain du désordre et des coups tordus ce qu’elle ne parvient pas encore à gagner pas dans les urnes.
Et pour se faire un jugement tout empreint de sérénité et d’espoir, la relecture du programme du CNR sera d’un soutien sans pareil pour mesurer les revendications d’aujourd’hui à l’aune des projets toujours inaboutis qui faisaient l’espoir des « Jours Heureux » imaginés dans la tourmente de 1943.
C’est aussi dans la mobilisation pour une sortie de crise progressiste que se joue notre devoir de mémoire au service de tous les acteurs de la Résistance, des valeurs de la Résistance et de la République, la liberté, l’égalité, la justice, la paix, ici comme ailleurs !

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